UN DES RARES HÉROS DE NOTRE SIÈCLE
Un des rares héros
de notre siècle
Gérald Bloncourt est né en 1926 à Bainet (Haïti), près de Jacmel, d’une mère française et d’un père guadeloupéen, ancien combattant de la première guerre mondiale, épouvantablement blessé, comme son frère, Élie Bloncourt, rendu aveugle par une rafale reçue en plein visage, qui sera député de l’Aisne (en 1936 et 1945), et grand résistant (Libération-Nord).
C’est à Port-au-Prince, capitale d’Haïti, où la famille est installée depuis 1936 que Gérald Bloncourt rencontre Dewitt Peters, un enseignant d’anglais étatsunien , avec qui il fondera, en 1944, le Centre d’Art Haïtien, point de départ de l’extraordinaire floraison de la peinture haïtienne, mais aussi ceux qui constitueront le premier cercle de ses amis : l’écrivain et révolutionnaire Jacques-Stephen Alexis, Georges Beaufils, le poète René Depestre et Gérard Chenet.
Cette famille résolument engagée dans la lutte contre les fascismes verra avec douleur disparaître un fils qui vivait en France, Tony, fusillé au Mont-Valérien en 1942, pour fait de résistance (http:// www.resistance-ftpf.net/pages/bloncourt.html ).
En 1946, acteur de premier plan des « 5 glorieuses », la révolution qui mit fin au régime impopulaire du président Lescot, il est néanmoins condamné à mort, et ne doit son salut qu’à l’exil, et à une intervention d’André Breton. Il s’établit à Paris, où il devient reporter-photographe pour la presse de gauche, couvrant la plupart des mouvements sociaux entre 1949 et 1986, tout en demeurant un membre actif de la lutte contre les Duvalier. Depuis cette date, il publie des recueils de poèmes en plaquettes, mais aussi revient à plusieurs reprises sur sa carrière, ses rencontres, ses amitiés, tant du point de vue de l’histoire de la peinture haïtienne que sur le récit de ses engagements.
Bloncourt est au carrefour de plusieurs vies, qui nourrissent une oeuvre qui ne vaut pas seulement comme témoignage : il est ouvrier, typographe-linotypiste, peintre, dessinateur photo-graphe, poète, homme politique, essayiste, et voyageur. Il est aussi un exilé, le plus ancien de la diaspora haïtienne, et un repère pour les partis de la gauche haïtienne, toujours en prise directe sur les événements qui secouent le pays lointain. Exilé, il l’est également en tant qu’homme de force vice, qui fait sa place dans un pays exsangue en 1946, comme il le constate dès la descente de bateau : « Le Havre était en ruine. Il n’y avait plus un seul morceau de bois ou de poutre dans les décombres. L’hiver avait été rude ». Rapidement installé, prenant contact avec les quelques cercles antillais qui se remettent en action dans la capitale, ainsi qu’avec le Parti Communiste –la rencontre est houleuse, il devient un témoin privilégié des luttes populaires qui secouent le pays. Un épisode particulièrement intéressant est raconté dans Le Regard engagé, sa rencontre avec Hô Chi Minh, dans les premiers mois de son arrivée à Paris. Bloncourt semble faire sienne cette double exigence du vieux leader : l’attention et le soutien aux luttes des décolonisations, comme aux luttes populaires et syndicales de la classe ouvrière, en France.
À ce titre, il est un observateur et un témoin engagé de ces luttes, dont l’empreinte est précieuse, tant les changements qui ont affecté les sociétés européennes paraissent irrévocables.
Ainsi, ses clichés (près de 200 000), qu’il numérise progressivement, et que l’on peut voir en partie sur son site, mettent en scène cette mémoire, prêtant attention d’abord à la poésie du quotidien : « Je ne sépare point la poésie de l’information, et le respect d’autrui de la façon d’informer, de la responsabilité des images et de l’événement que nous avons pour charge de décrire ». Les légendes de ces photographies disent constamment ce souci, qui est celui de la dignité de l’autre, ainsi que le montre l’ouvrage publié en 2004, Les Prolos. Le carreau de la mine, l’attente des familles, les bidonvilles, les habitats urbains en déshérence, les grèves, les survivants au milieu des catastrophes naturelles, l’hiver 1954, les luttes du Front Polisario, les centaines de visages d’enfants, mais aussi des personnalités plus connues, deviennent autant de traces de mémoires occultées, et que le spectateur engagé fait réapparaître à partir de 1986, dans un souci de rappel à la conscience. Il dit aussi dans ses récits le lent effondrement, de l’intérieur, de l’appareil du parti Communiste Français, et son témoignage vaut à bien des égards pour ses dimensions existentielles. Il dit surtout dans cet effondrement du temps, le vieillissement prématuré de nos sociétés, dévorées par l’avidité pathologique de la richesse, comme la sécheresse et les béances que creusent en nous la surconsommation.
C’est aussi cette année-là qu’il rentre en Haïti, après le long exil, et la chute de la maison Duvalier. Il trouve un pays à la fois enclavé dans ses vieilles luttes de faction, et sa misère incommensurable. Il faut le soutenir, apporter de la substance aux écoles : il crée un comité, dirigé aussi par Jean-Pierre Faye et Jean Métellus, qui sera porteur en France d’un sursaut des consciences. Un million de livres scolaires sont ainsi envoyés.
C’est aussi le moment d’un échange d’écritures avec une jeune femme, Sabine, qui vit, elle, à Portau-Prince. Le Dialogue au bout des vagues, ce chant partagé, dit aussi l’étreinte peu à peu impossible, malgré l’amour éperdu pour un pays de « fantômes en lisière », mais où pourtant la présence de l’autre se restreint immanquablement à « une fissure ouverte / sur ma parole souffrée ». Cette douleur se tait, mais sait aussi se réveiller à la faveur des catastrophes qui s’abattent sur le pays désormais si lointain. C’est en 2007 qu’il co-publie, avec le philosophe franco-brésilien Michaël Löwy un essai sur la révolution de 1946, Messagers de la Tempête, apportant un éclairage décisif sur les événements, et sur leur déroulement, notamment la part prise dans le déclenchement par la parole des poètes, Jacques Roumain, certes, mais aussi Césaire, et Breton, présent à ce moment, et qui dans une conférence historique expliquera à des jeunes gens, René Depestre, Jacques-Stephen Alexis, Gérard Chenet et Gérald Bloncourt, « les aspirations émancipatrices du surréalisme ». En 2009, Gérald Bloncourt est un des rares témoins et porteur de cette parole, qui l’a pourtant amputé de son pays natal.
Cette vie, ces écrits, les livres sur la peinture, les peintures ellesmêmes, disent l’énergie et la vitalité d’un homme debout, à la voix de guetteur, en qui se rejoignent la poésie et l’action. Dans ces temps où chaque jour qui passe voit mûrir 3000 chômeurs de plus, il est sans doute important de revenir sur des années pas si lointaines, et de regarder en face ces visages recueillis par le photographe, et que nous pourrions bientôt retrouver au plus proche de nos existences.
Les luttes qu’ils racontent, ces visages, pourraient bien aussi devenir les nôtres.
Yves Chemla
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Bibliographie :
Site et blog :
Récits
—Yeto, le palmier des neiges. Portau-Prince: Deschamps, 1991; Paris:
Arcantère, 1991
—Le Regard engagé, parcours d'un franc-tireur de l'image. Paris: Bourin, 2004, 255 p.
Essais
—La Peinture haïtienne (texte de Gérald Bloncourt; documentation de Marie-José Nadal-Gardère). Paris:Nathan, 1986; 1989.
—Messagers de la tempête, André Breton et la Révolution de Janvier 1946 en Haïti (avec Michael Löwy). Paris: Le Temps des Cerises, 2007, 184 p.
Poésie
—Poèmes sahariens. Paris: La Machette, 1976
et Editions Mémoire d’Encrier
—Dialogue au bout des vagues. - La Machette, 1986. Et Nouvelle édition, Montréal :Mémoire d’encrier, 2008.
— Retour d'exil, illustré par l'auteur.- Paris: La Machette, 1986.
—J'ai rompu le silence. Recueil de poèmes en trois parties : 1.) ——Poèmes pour prolonger le jour (1946-1983) ; 2.) Poèmes tendres ou poèmes à Martine ; 3.) Poèmes pour t'écouter encore... Paris: La Machette, 1986.
—J'ai coupé la gorge au temps. Paris: - La Machette, 2000.
—Les Prolos, 140 photographies avec des textes de Mehdi Lallaoui. Bezons: Au Nom de la Mémoire, 2004.
—Le Paris de Gérald Bloncourt - Edit Parimagine
—PEUPLES DE GAUCHE- Edit Bourin – Préface Edgard Morin
—JOURNAL D’UN RÉVOLUTIONNAIRE - Edit Mémoire d’Encrier
—Pour une vie meilleure : Editions Fage,2008
Distinctions :
Citoyen d’honneur de la ville de New-Orléans
Médaille vermeille de la Ville de Paris
Chevalier des Arts et des Lettres
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Yves Chemla est enseignant. Né en 1957, à Tunis, il travaille actuellement comme organisateur de formations pour les enseignants et comme informaticien au rectorat de l'académie de Créteil et enseigne dans les universités de Paris I et Paris V. Depuis 1984, il mène des recherches sur les littératures francophones. Il a participé auDictionnaire des ouvres de littératures de langue française (Bordas, 1994), ainsi qu'à plusieurs ouvrages dont Haïti, une traversée littéraire (un livre CD de Louis-Philippe Dalembert et Lyonel Trouillot), Typo/Topo/Poéthique : sur Frankétienne (sous la direction de Jean Jonassaint),...
Yves Chemla publie des articles dans plusieurs revues : Dérives, Le Serpent à Plumes, Notre Librairie (Cultures Sud), Conjonction, Pour Haïti, Boutures.
Il a écrit l'essai La question de l'autre dans le roman haïtien contemporain, Préface de Emile Ollivier (2003,, Ibis Rouge éditions, 270 pages). Yves Chemla écrit aussi des critiques de film.