J'AI COUPÉ LA GORGE AU TEMPS (Poèmes Bloncourt)
J’AI COUPÉ LA GORGE AU TEMPS…
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Gérald Bloncourt
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J'AI MAL AU MONDE
J'ai mal au monde qui meurt j'ai soif et bois mes pleurs humiliés d'égorgés disparates j'ai mal aux tripes de ma planète j'ai l'oubli de mon chapelet d'enfant j'ai la mémoire de celui des bombes à vomir mon humanité ravagée je hoquète d'espérance vaine au fracas des armes mains raidies de ruines luisantes de larmes gluantes de sang fleurs fendues d'acier sur mes volcans éteints bourgeonnant de râles j'ai mal à mon baiser j'ai mal à mes frères africains sud-américains à ceux de mon espèce aux humbles violés à ceux d'Irak de Malaisie de Papouasie à ceux de Singapour du Nicaragua de Grenade de Panama de Cuba d'Haïti de St-Domingue de Guadeloupe et de Martinique j'ai mal au métèque que je suis j'ai mal aux battus volés séquestrés écrasés pulvérisés brûlés j'ai mal au monde qui s'abîme brûle se consume j'ai mal au tocsin des injustices milliardaires à la faune au pélican-pétrole j'ai mal à ma gorge nouée de vipères yankees j'ai mal à ma tendresse au bonheur à la neige qui tombe sur les tombes et sur Paris en ce six février 1991 j'ai mal à la poésie sacrifiée de l'espèce humaine...
J'ai mal aux étoiles au labeur à la culture j'ai mal à la littérature désuette j'ai mal aux regards d'amour j'ai mal à mes habitudes de vivre j'ai mal à l'espoir...
J'ai mal au monde que j'habite...
Paris, 6 Février 1991
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JE ME SOUVIENS...
Je me souviens des purges administrées tous les samedis matin pour guérir des vers, du paludisme et du "sang-gâté". Je me rappelle la tête coupée, fichée sur une pique, qu'une foule en colère a baladé des heures durant, dans les rues de Jacmel. Je me souviens l'avoir vue passer, montant et descendant dans le roulis de la manifestation, au ras de mon balcon. Je me souviens que le ciel était bleu-féroce et que le soleil cernait de lumière le macabre visage. Je me souviens que j'avais 7 ans.
Je me souviens de Diogène, le conteur, matraqué et jeté ensanglanté dans un camion par des types de la Garde, parce qu'il allait pieds nus et en guenilles. Je me souviens d'avoir entendu dire qu'il fallait nettoyer la ville de tous les mendiants à cause du bateau de touristes yankee qui devait faire escale dans le port ce jour-là. Je me souviens que Diogène n'a jamais plus reparu. Je me souviens qu'un voisin a dit qu'il était mort.
Je me souviens du cyclone de 1936. Du tremblement de terre et du raz-de-marée qui l'ont précédé. Je me souviens des quinze mille victimes et de ceux que la peur a rendu fous. Je me souviens des cadavres brûlés en tas pour éviter l'épidémie. Je me rappelle cette odeur de cochon grillé et les volutes de fumée noire dans le ciel redevenu bleu et serein.
Je me souviens des matelas contre les murs en cas de "balles perdues".
Je me souviens d'un doigt sectionné pour une banane volée. Je me souviens de la main de Théragène, coupée, pour tout un régime dérobé.
Je me souviens des lampes à pétrole, des bougies de baleine et des "torches-bois-de-pin" éclairant mes cahiers d'écolier.
Je me souviens de la route Jacmel-Port-au-Prince aux cent "passes" de torrents. Je me souviens de Moreau, la rivière aux écailles d'argent. Je me souviens de Cour-la-Boue et du Morne-à-Tuf.
Je me souviens des tambours dans la nuit et des "bandes" du mardi-gras.
Je me souviens de nos pigeons mangés par les voisins et... des colères de mon père! Je me souviens de lui lorsqu'il partait à la recherche des trésors enfouis durant la guerre de l'Indépendance en 1804, et qu'il n'a jamais découverts.
Je me souviens de ma dysenterie amibienne et de l'eau bouillie qu'il m'a fallu boire durant un an.
Je me souviens de P'tit-Louis qu'il a fallu que je cesse de fréquenter parce qu'il avait la teigne.
Je me souviens de Maman-Dédé m'interdisant de parler créole pour ne pas gâter mon français.
Je me souviens que les petits "mulâtres" jouaient de préférence avec les petits "mulâtres", les petits "nègres" avec les petits "nègres", que les bonnes étaient toujours noires et les prêtres toujours blancs.
Je me souviens qu'il ne fallait jamais oublier de ne pas parler aux gens des bidonvilles et qu'il fallait surtout ne pas oublier qu'il était interdit de donner la main aux "enfants de la rue". Je me souviens qu'il ne fallait jamais dire de gros mots sous peine
d'attraper le « gros-ventre » comme certains gosses du voisinage. Je me souviens du "mal-mouton" que ma mère appelait oreillons. C'était une maladie terrible qui engendrait le "maklouklou" gonflant démesurément les testicules, comme c'était le cas pour Maître Bordes, doyen du tribunal.
Je me souviens du massacre des quinze mille travailleurs haïtiens en République Dominicaine. Je me souviens que cette tuerie eut lieu en une seule nuit.
Je me souviens des vingt-et-un coups de canons tirés du Fort-National pour saluer les bateaux de l'U.S Navy à chaque fois que l'un d'eux venait mouiller dans la rade.
Je me souviens des "marines" nord-américains dé-ambulant saouls dans nos rues, la bouteille de gin dépassant de leur poches arrières. Je me souviens de leur allure chaloupée et de leur difficulté à avancer sous le soleil. Je me souviens de leur brutalité, de leur grossièreté, de leur peau violette, de leurs yeux injectés de sang, de leurs visages inintelligents, de leurs uniformes peu seyants, de leurs rictus repoussants, de leurs de leurs de leurs de leurs....
Je me souviens qu'il fallait oublier les amis emprisonnés parce qu'ils n'étaient pas d'accord avec le gouvernement. Je me souviens qu'il fallait ne plus se souvenir des "disparus". Qu'il fallait rayer de son vocabulaire : "politique", "à bas Borno", "indépendance " et "communisme".
Je me souviens de ma terre-natale dont on m'a privé quarante ans et que j'ai retrouvé à soixante.
Je me souviens qu'il m'a fallu dix-sept jours pour traverser l'Atlantique en 1946 à bord du San-Matéo et dix heures pour revoir le pays en 1986, à bord d'un Boeing 747.
Je me souviens que la terre est ronde. Que mon coeur bat. Que j'ai connu Georges Perec au Moulin d'Andée, Samy Frey en cassette, et Isabelle dans le métro.
Je me souviens des mots : amour, espoir, liberté, fleur et
rêve.
Je me souviens qu'un jour viendra...
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à Isabelle mon rêve
à Ludmilla et Morgane mes filles
L'Ailleurs éleva la voix
et dit
que la lumière soit
et la lumière fut
et furent le ciel et les étoiles
la Terre les mers et les poissons
les arbres l'eau douce des montagnes
la pluie et le temps
le jour et les ténèbres
les fleurs et les pleurs
les femmes l'amour
les hommes et les couleurs
les semaines et les siècles
toutes ces choses de la vie
paroles échanges regards musiques
senteurs de printemps
froidures hivernales
saisons étés chauds tropicales
automnes aux feuilles d'or ramassées à la pelle
petits grains d'astres en cavale
et Toi
source de mes rêves
sève douce à mon écorce
Tout me paraît bizarre cette aurore
même ce cri souverain d'un enfant
même ces chants d'oiseaux
même ces étrangères qui peuplent en foule le monde de leurs démarches lascives et belles
de leurs reins ondulants
de leurs épaules souples
de leurs poitrines multiples et rassurantes
de leurs ventres de mères
de leurs peaux veloutées
de leurs enivrantes haleines
de leurs vertigineuses présences
tout me paraît à découvrir
à connaître
à goûter
à savourer
à voir
à décoder
à toucher
à sentir
à créer
à récolter
tout me paraît utile
difficile
mobile
subtil
quelquefois futile
la voix s'éleva du silence
et vous fûtes aussi
dans le vent et l'espace
sur les sentes du bonheur
dans les rues hasardeuses d'un Paris qui s'éveille
Paris 26 Avril 1991
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ISABELLE DE PARIS
Le voilà, le jour, le lieu, où je coupe la gorge au temps.
Il est là, ce petit bout d'aurore, avec sa sève d'heures qui montent enfiévrées de regards.
Les mots ne passent plus par dessus les vallées. Le vent tiède s'écorche à son nom. Sans bruit sans but j'erre.
Il est pourtant vivant, ce silence frissonnant d'oubli. Chaque seconde-perle-goutte-de-passé-suinte-le-vide. Il faut encore attendre l'instant. L'instant, où l'air sera des nôtres.
La cage est grande ouverte. L'oiseau s'est envolé, mais le tigre n'a pas compris qu'il pouvait lui aussi partir.
Il a fallu que l'orage arrive, sur la pointe des pieds.
Isabelle a paru sur un quai de métro. Elle a mis dans le mille, et ses hanches ont annulé le vide.
Il a suivi la piste en tremblant de lumière.
C'était elle, ce petit bout de jour, goutte-de-rosée échappée au passé.
Il faisait frais sur l'archipel. Les vagues, en rouleaux, ont happé sa mémoire. Qu'il était fort le soleil déchirant l'horizon.
Il avait faim. Faim de ses reins, de ses épaules, de son miel.
Elle était au pluriel, et il s'y est noyé.
*
* *
La peau pierre séculaire, le sphinx est allé voir ailleurs. Et je n'y étais pas. Et c'est la vérité !
La Seine a mis Paris en scène. Cela donnait un parfait contre-jour, du plus heureux effet. C'était fait, et bienfait pour ceux qui savaient faire. Plutôt, qui savaient voir !
Pourtant Eiffel n'a pas vu ou fait mieux.
Mais être, à cette heure, dans les rues de la ville, quel bien-être !
Etre ou ne pas être, aucune importance. N'en déplaise à Shakespeare. D'ailleurs, ici, il n'a jamais vraiment eu droit à la parole.
Isabelle, belle de ma nuit, au centième de seconde, j'écris ta liberté.
Je revendique avec toi, et pour tous ceux qui s'aiment, le droit à ne plus compter, à ne plus calculer, à ne plus mettre en chaîne, le Regard.
J'ai soif de tes yeux clairs, je bois à tes paupières. C'est vrai qu'il ne m'a pas trouvé le Sphinx. Sinon comment en serai-je là, à tes pieds, mon Omphale ?
J'exige, pour survivre, la chute des Bastilles. Qu'on vilipende les lois de l'image parfaite. Que veulent dire mise au point ou cadrage ? D'ailleurs je m'en fou . Je laisse libre cours à ton parfum, à ton sourire, et à ton nom.
Je veux qu'aux coins des rues se ruent tous ceux qui passent, et qu'ils chantent à tue tête pour tuer le temps. Même le temps des lilas ou celui des cerises ! Que dire du temps-de-pose? La Photographie n'a jamais été - au bout du compte - qu'un passe-temps pour communiquer, connaître, faire connaître, savoir, explorer l'au-delà du monde en péril, éparpiller l'imaginaire et recréer l'univers...
Je veux désormais en faire le moyen le plus sûr pour épeler ton nom I.S.A.-B.E.L.L.E de P.A.R.I.S...
*
* *
Après tout, dans ce foutu métier, passe-montagne, passe-tout-grain, passepartout, passepasse ou passetemps, n'ont jamais été aussi nécessaire qu'un passe-vue !
Pourquoi m'entêterais-je à vouloir dire aux autres que tu descends du ciel et non pas d'une lumière banalement focalisée ? Tu sais autant que moi qu'il n'y a rien de moins objectif qu'un objectif photographique ? Alors pourquoi ? Puisque la bulle lente du monde roucoule dans ma gorge ?
Je bâtis à mains nues le poème du siècle.
Je fredonne pour toi, les berceuses de mon enfance.
Il est dans ma tendresse la complice espérance de te garder un peu, pour t'aimer comme on crie, au jour de la naissance.
Je suis venu à toi comme on va à la source. Comme Picasso au communisme. Comme Jeannetton aux joncs.
Je crois, tout simplement, au bonheur, à cette ville et à toi.
Je crois en toi, comme on croit au silence, à la grandeur et à l'été.
Je crois à ta démarche printanière, à tes mots, à ton intelligence, aux nébules de tes seins, à l'ivresse de ta présence... Je crois en toi, Isabelle-de-minuit...
*
* *
La lune est régicide ce soir, place de la Concorde. Bien mieux que ces Français récents qui n'auraient pas voulu - curieux sondage ! - couper la tête à Louis.
Le Boulevard Saint-Germain hésite avant d'aller vers Saint-Michel.
Isabelle, sans-culotte, glisse le long d'un trottoir.
Mon 24X36 n'en croit pas son miroir et je n'en crois pas mes yeux. J'ai devant moi la houle-faîte-femme, ou si vous préférez, j'ai devant moi la certitude qu'elle est vraiment ce qu'Aragon disait de l'avenir de l'Homme.
Il n'y a plus de Roi. Voudrais-je d'une Reine ?
Je pense à la lune-populaire.
J'ai des barricades plein la tête. Je vote pour toi, Isabelle de rêve. Je vole vers toi. Mon zoom coulisse en douceur et je cueille ta fleur, ton lys, ton toi, ton tout.
Vois-tu, j'ai froid, ce soir. Paris est nimbé de ta clarté. Je frissonne d'émoi pour toi et moi, à la Géraldy.
J'ai capté ta silhouette. C'est la photo numéro un. La photo scoop de mon âme.
J'ai repris le chemin, le dur chemin de voir et d'exister. Le dur chemin de dire et de montrer. Le dur chemin de décider, d'enregistrer, de développer et de tirer.
J'ai repris la route du faire-parler, du faire-sentir et même du faire-pleurer.
Pour toi, rien que pour toi,
j'irai
Paris - juin 1989
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Le Rebel...
Un visage-temps-pluie-tempête-saison
Un visage-doux-dur-émouvant
inquiétant-volcanique
Un visage marqué-au-fer
à la lave-à la bave
Un visage-océan-lichen
Un visage-ombre-et-lumière
vent-et-écume
Un visage-canne-à-sucre
raz-de-marée
écorce-et-racine
Un visage-patate-douce
ignam
malanga
choux-palmiste
Un visage-cirouelle
Un visage-sapotille
Un visage-à corps-défendant
Un visage-à-bouche-que-veux-tu
Un visage-ouragan-hurlements-cyclône
Un visage-au-galop
Un visage-à-rhum-à-clairain-à-tafia
Un visage-calebasse
Un visage-palme
étoile
firmament
Un visage-image
Un visage-cuivre-plomb-et-or
Un visage-reflet
Un visage-forêt-et-marécage
Un visage-désert
Un visage-village
Un visage-continent
Un visage-Afrique-Atlantique-Amérique
Un visage-colère-et-calme
feu-et-eau
pierre-et-bois
terre-et-ciel
Un visage-symphonique de désespérance
et de certitude
Un visage-douleur
Un visage-espoir
Un visage-tam-tam
Un visage-de-nègre
de siècles
de grandeur
de dignité
Un visage-foudre-tonnerre-danse-et-rythme
Un visage
à dimension galactique
à envergure de l'espèce humaine
Un visage à habiter notre conscience
à hanter notre devenir
à labourer notre souvenir`
Un visage à en crever de tendresse
à en crever les nues
à en crever d'envie
à en crever d'Amour.
Paris 1983
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Rencontre avec Jacques Stephen ALEXIS
Jacques, t'en souvient-il ? Nous étions à minuit. Le mois était Décembre, et l'an, quarante-six.
Nous marchions en silence. Il faisait lune et doux.
Les tambours dormaient et Port-au-Prince frissonnait.
Un requin glissait dans la rade. La Gonave s'allongeait sur les flots. Nous venions de quitter St-Amand et Depestre. Tu as murmuré :
"... Les peuples sont des arbres. Ils fleurissent à la belle saison..."
Jacques, t'en souvient-il ? Nous étions à minuit.. et nous avions vingt ans!...
En cet instant de notre rencontre avec l'adolescence, il est encore minuit. Je m'aperçois que 44 ans ont coulé. Seulement 44 ans !
Le hasard est-il aussi au-rendez-vous, en ce jour d'aujourd'hui, 4 Novembre 1990 ?
Je viens, à cette minute même, d'atteindre ma soixante-quatrième année! Je me sens pourtant plein d'une tranquille jeunesse... Parle-rais-je à mon tour d'arbres, de printemps, de sève ? De cette sève - toujours en moi - de nos "Cinq Glorieuses", de notre "La Ruche", de l'exil ?...
Je sais bien pourtant qu'il n'est plus aujourd'hui qu'automne, et que les feuilles tombent...
Arbre ?
Je m'en sens vraiment ce côté végétal. Ce besoin de terre, de racines, d'écorce, de feuillage, d'ombre et d'humide affection.
"... Les peuples sont des arbres..."
Nous avons tous ce côté végétal. Ce besoin d'être bourgeons. De fleurir. D'éclore. Ce besoin de pépiements d'oiseaux. Ce besoin de couleurs fondantes, au petit jour frisquet, à peine teinté d'aurore.
Les peuples sont des arbres qui fleurissent à la saison d'amour. Les hommes sont des arbres aux bras géants de rêves, aux bras ouverts d'espoir, aux bras de nues, de vents, d'orages...
Nous avons tous ce côté végétal, buissons, épines, bois morts des souvenirs, souches rétives aux socs des tourments.
La mémoire est là.
La mémoire.
Incassable.
Coeur de hêtre, de chêne, de mapou, de gaïac.
La mémoire "indéchoukable", feuillue d'Histoire et de saisons...
4 Novembre 1990
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©Gérald Blncourt – DROITS RÉSERVÉS
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