POÈMES : POUR PROLONGER LE JOUR -Bloncourt
POUR PROLONGER LE JOUR
(1946- 1983)
Je dis merde à l'espace !...
Février 1946 (Expulsé d'Haïti)
L'Exil...
Ce matin là
il n'y avait
que le vide des voix-fantômes
par les rues de la ville
qu'on fusillait en moi
Il n'y avait
que l'écho des bruits
que l'ombre des uniformes
que la veille et les avant-veilles
de ce matin de Février
que le passé
que des lambeaux de souvenirs
Mon coeur meurtri
déchirait en cadence
des sentiments brûlés
Le monstre prit son essor
et du hublot
oeil étonné encore
ouvert sur Port-au-Prince
j'embrassais la rade, la Gonave,
le Morne l'Hôpital
L'horizon bascula
quand l'avion prit son cap...
et la Saline, Bel-Air,
se mirent en page
une dernière fois
Port-au-Prince
mosaïque de la misère
saignant à mort
de tous ses bidonvilles
tuiles-fer-blanc-rouillés
à l'infini...
Le ciel était immense
Je suis venu au monde
J'avais pourtant vingt ans...
( Février 1946)
Pourquoi ?
Pourquoi ?
Puisque
la
bulle
lente
du
monde
roucoule
dans
ma
gorge ?...
Le ciel blafard et l'ombre muette
jettent leur valise au regard du monde
La faim gèle sa cadence
au pluvieux nuage que mord l'étain
Le vent céleste et la molle cerise
appellent la tendresse et le rire bruyant
Je vois mourir l'ombre des grands toits
et se tordre le gris des ardoises tristes
Je vois miauler
la couche d'asphalte
J'entends grincer pleurer la radio
et la joie
Et je dis au courant qui gratte
l'espace
voici venir l'ombre vaste
des cyclones hargneux
Je boucle ma valise pour un port
plus doux
et je nage dans l'équilibre de la sueur
moite...
Paris 1946
Faim
Le matin berce doucement
un rêve
d'étrange envie
le rêve de la faim
qui dort
et glisse sur l'intestin
de l'appétit
La faim
mot superbe
et doux
d'éloquence
et de fatigue
Faim
j'ai faim
et je sommeille
au grand jour
de la faim.
Paris 1946
Poème en si-bémol
Le noir de l'oeil est sorti
sous la dent blanche qui craque
à mesure
La lumière et l'eau s'affolent
pour un morceau de maïs
et de grain dur
Je lèche le cul-de-jatte
de la porcelaine brisée
J'écrème ma tendresse
et je plie ma pensée...
Paris 1946.
Bulle
Rêve d'ivresse
rêve de tendresse
je pleure
ah! mon dédain
délire
l'imperméable
se déchire
et je tends
doucement
la main
vers la porte
du vide
Paris 1946
Tiens bon
La nuit s'en est venue
avec des pas d'enfants
Et le mystère de ses yeux noirs
m'a saisi tout entier
Qu'est-ce ce bruit lointain
qui monte de ma race
aux larges trajectoires
de lames ensanglantées?
Qu'est-ce cette odeur de poudre
et de rhum mêlé
sur les vagues incertaines
d'un océan houleux?
Une île à demi nue
aux plages d'or fin
signe sa découverte
à tous les flibustiers
La nuit est impalpable
et sa chevelure d'encre
se défait
et devient le destin
Trente-sept ans vont sonner
à l'horloge patience
Trente-sept coups de canon
sur ma frégate espoir
Mettons nos montres à l'heure,
à l'heure de l'exil
Je demande une minute de silence
pour le moment oubli
Va, petit gars,
moussaillon atlantique
grimpe sur la hune
et vois la Caraïbe
Va, petit gars,
dans la nuit qui t'abrite
Tiens bon, tiens bon
jusqu'au matin.
Toulouse - Mai 1983
J'ai reconnu tes doigts...
Un jour tendre
est né
sur la mousse
auprès de la source de mes quatre ans
un anolis me guettait
sur une feuille de bananier
et les têtards dansaient
J'ai vu le ciel bouger
dans le reflet de l'onde
la brise s'enlisait
dans les branches
il faisait chaud
Les cocotiers grimpaient
le long de la lumière
les palmes grattaient l'infini
Les mornes découpaient
l'horizon de leurs lames
diaphanes
et la mer caressait
les lambis
Tu es venue
dans cette pure fontaine
sans que je puisse cerner
ce qu'était ta silhouette
Je sais que tu étais là
j'ai reconnu ta voix
j'ai reconnu tes doigts
et tes mains
douces
comme des papailles
Je sais que tu es venue
ce matin-là
dans tout ce que plus tard
j'ai pu nommer ma vie.
Paris - Août 1983.
Paris, un soir...
Le murmure des voix
a fait gonfler les voiles
de mon espérance
Beyrouth, le Liban,
ont atterri sur mon émoi
C'était un soir
près de la Contrescarpe,
à Paris...
J'ai senti au bord de mes larmes le précieux mélange
de mes espoirs fous
J'ai su une seconde
tout l'amour du monde
Le Nord-Sud
a fait sa pointe de vitesse sur l'alleluia de mon coeur
Toutes les cordes de la Liberté
se sont mises au diapason
des peuples...
Nous étions là
en plein centre du Nord
étalant ses crédits au
Tiers-Monde
dans la nuit riche de la ville...
Un instant
j'ai bu
à la Caraïbe...
Paris - Août 1983.
Loin de toi...
Je languis
loin de toi
sur la grève brune
J'aperçois
l'horizon
dans la brume
Je perçois
le son de ta voix
et je hume
ton parfum
Le chant sourd
des foules
monte des continents
et me saoule
J'entends
la houle
qui coule
en gémissant
et la soie ténébreuse
de l'ennui
s'enroule
autour
de moi
La fenêtre est ouverte
La ronde du monde
m'entraîne
sur les tombes
Minuit passe
comme un train
au loin
Je languis
loin de toi...
Paris -Août 1983.
En reportage dans un foyer
de la SONACOTRA à Massy.
(à Martine)
Dix huit heures
et je pense à toi...
j'ai copié le visage
d'un immigré
marocain
il fait chaud
je transpire
et je t'aime
je bois de la bière
et j'écoute
le marocain
il raconte sa vie
de travailleurs
l'exploitation
son salaire
ses amours
son pays
son loyer
ses lessives
ses grèves
Je t'aime
je t'aime
auprès
de ces hommes
près des bleus
de travail
de leur prix
des chaussures
de sécurité
des arrêts de travail
des réunions
de délégués du personnel
des libertés syndicales
Je t'aime
en écoutant
les horaires
de travail
les mesquineries
des chefs
de chantiers
les mises
à pied
de la dignité
Je t'aime
en faisant le point
en arrêtant un geste
en capturant un regard
Je t'aime...
12 juillet 1977
J'ai mal...
J'ai mal
des heures qui passent
sans ta voix
J'ai mal
de ce qui t'entoure
et te broie
J'ai mal
de leur bûchers
de leur justice
de ce qu'ils t'arrachent
contre nous
contre ton amour
contre le mien
J'ai mal
sans le bout
de tes doigts...
Juillet 1977
Le monde en fleur...
J'ai dit trois fleurs
ce matin
en ouvrant ton nom
Je suis entré
je me suis assis
puis je t'ai écrit
Tu es arrivée
tu as lu
puis tu as souri
les fleurs-lettres
se sont mises à danser
elles ont fait la ronde
en chantant
elles se sont posées
sur ton coeur
elles étaient en bouquet
comme tous les bouquets
du monde
quand le monde est en fleur
et les coeurs en printemps...
27 Septembre 1979 Gennevilliers.
Allo?... Martine?...
J'ai sonné
à toutes les portes de la nuit
pour te parler
J'ai refait dix fois le numéro
de ton coeur
mais tu n'étais pas là
mon amour...
J'ai écrit ton nom
dans ma tête
J'ai caché ta voix
dans ma mémoire
et pour dormir
j'ai mis ma main
dans la tienne...
10 juillet 1977 - 1 H 30 de la nuit.
Miel...
J'ai butiné
ta voix
au téléphone
comme une abeille
J'ai porté
le pollen
de tes mots
jusqu'à la ruche
de nos amours...
11 juillet 1977
Ma fleur...
Elle a poussé
le long
de ma mémoire
cette petite plante
Elle s'est accrochée
au mur
de mes années
Elle a donné
la fleur
que tu es
Le long de ma mémoire
elle s'est ouverte
pétale par pétale...
16 juillet 1977
J'ai prié...
Pour toi
j'ai levé les mains vers le ciel
et j'ai prié
Pour Toi
j'ai cueilli les étoiles une à une
et j'ai crié
j'ai crié
en gerbes d'étincelles
en coulées de béton
en fer
en bois
en acier
j'ai construit
l'Himalaya de mes rêves
j'ai lancé un pont
par-dessus les jours et les nuits
Pour Toi j'ai pleuré
en déchirant
les siècles
les censures
et les lois
Pour Toi
rien que pour Toi
j'ai levé les mains vers le ciel
et j'ai prié.
Paris 22 Janvier 1978
J'ai besoin de toi...
J'ai besoin de toi
de ta voix
de tes rêves
J'ai besoin de tous
les pas de notre danse
J'ai besoin de ta musique
de ton parler
de ton rire
J'ai besoin de toutes les
lettres
de ton nom
J'ai besoin de Toi...
10 juillet 1977
Seul...
Ce matin est venu
avec des bruits d'oiseaux
le murmure de la Seine
sous le Moulin d'Andée
et la lumière d'un tour du monde
Ce matin est venu
presque comme un papillon
hésitant
pour me parler de toi
de ton absence
de mon inquiétude
Ce matin se lève en s'étirant
ce matin lourd de sommeil
ce matin seul
ce matin gris...
10 juillet 1977
Au fil du temps...
Pour Toi
au jour le jour
au fur et à mesure
au fil du Temps
comme va la vie
frêle comme tes épaules
solide
comme
ton coeur
belle
comme ce que tu dis...
9 juillet1977
En effeuillant la marguerite...
Un peu
beaucoup
comme une marguerite
Un peu
toujours
comme l'oiseau qui vole
Un peu
passionnément
comme une guitare qui pleure
10 jullet1977
1982...
Un regard
vide
sur un monde
plein de problèmes
Un regard
plein
sur un monde
vide de bonheur
Une phrase
vide de sens
une foule pleine
d'espérance
Et le petit enfant
que j'étais
a regardé le ciel
vide de nuage
et plein de lumière
Mais il n'a pas compris
il n'a jamais compris
pourquoi la pluie
était cendre
quelquefois
pourquoi la vie
sentait de temps en temps
le souffre
pourquoi les abeilles étaient par moment
d'affreux hélicoptères
pourquoi le sang rouge
devenait noir en séchant...
Paris Sept.82
Camargue 1981...
J'ai vu
tes seins nus-ligne-d'horizon
J'ai pointé mon émoi vers l'infini
de tes hanches-nacelles
arc-en-ciel-couleur-de-ta-voix-désir
J'ai tiré
le cabestan-délire de mon trouble
J'ai planté mon ancre
entre tes cuisses tièdes
Sur ta peau-plage
et dans le vent de tes paupières
je me suis étendu
sur ton sable
Je me suis baigné
dans ton rire-poisson
et je m'y suis
noyé...
Camargue - 1981
Personne ne sait plus...
Paris était là
entre tes jambes
entre tes pas
De petites fleurs
poussaient dans ma tête
et sur les trottoirs
La musique de tes hanches
s'accordait en cadence
aux rues de l'Ile-St-Louis
La Seine doublait,
en tremblant de lumière,
Notre-Dame,
à l'envers,
et ton regard coulait
dans le ciel descendu...
Il a fallu cent ans
pour que je te retrouve
Des milliers d'hibiscus
fleurissaient ce jour-là
au fond de ma mémoire
c'était un Vendredi
Tu lisais "Le Monde"
ou tu faisais semblant
ton manteau blanc
t'écrivait sur le mur
Le soleil en effet
dessinait ta silhouette
Pourtant tout était gris
nous étions à Paris
Des années ont passées
des siècles et des siècles
et personne ne sait plus
quel prénom tu avais
Tu as fondu un soir
Il pleuvait sur la ville
et j'ai marché longtemps
en cherchant le Printemps
Je n'ai trouvé qu'Hiver
et des morceaux d'Automne
Je revois quelquefois
entre deux pavés bleus
le petit bout de ciel
que je t'avais cueilli...
Paris - Août 1982.
Feuille morte...
Cuers dort
et le ciel pavoisé
des signes du zodiaque
se met au diapason de l'infini
La lune
le village
les toits confus
le bar-tabac "Ariel"
et l'ombre de l'église...
Un bruit de moteur
au loin
strie une fraction de seconde
le silence
et la Nationale
ruban d'argent
s'efface dans l'oubli...
Un chien aboie
la gueule en feutre
un bout de vent
court sur les vignes
et vient lécher en murmurant
les tuiles
Un volet claque
minuit sonne en douze notes rouillées
le temps qui part
Je suis là
sans racines
feuille morte
sous un porche gravé
de quatre chiffres
pour marquer la mémoire
Cuers- Août 82
Un peu pour toi...
Un peu pour elles...
Ton prénom
comme un affluent-souvenir
se jette enfin dans ma mémoire
Tourne les pales de mon moulin
tourne le blé au vent
tourne ma tête
tourne le coin de la rue
tourne le lait de tes dents vives
lait caillé de tes seins nus
tourne la Terre
tourne la ronde et sa chanson...
au gré de ta voix
au gré de mon désir
au gré de tes doigts...
Glissent tes épaules sous ma main nue
enflent tes hanches sous mon émoi...
Et voici en plein midi
l'Aube...
Comment dire l'Aube ?...
j'avais le mot, je l'ai perdu
mais il me reste ta silhouette
et tous mes mercredis
Quand viendra Jeudi
je serai Dimanche
et le son de cloche
sur Cuers endormie...
Cuers - 28 juillet 1982.
Cuers,1982...
Les menottes de velours
que tu voulais d'acier
n'ont pu rendre captive
que ta propre fontaine
mais l'eau que tu répands
et que je bois
a gardé sa fraîcheur
Les menottes de soie
que tu voulais d'acier
n'ont pu que draper
tes épaules-lumières
Alors, je t'ai pris les poignets
mon amour
et je t'ai dévêtue...
Cuers - 28 juillet 1982
Cuers, 28 Juillet 1982...
Pourquoi ce regard
étonné
venu du fond
de je ne sais
quelle ancienne Egypte
Regard de sphinx
chargé de pyramides et d'hiéroglyphes ?
Pourquoi cet oeil
anxieux
interrogateur ?
Pourquoi cet oeil unique de cyclope ?
Pourquoi cet oeil comme celui de la tombe
qui regardait Caïn ?
Pourquoi cet oeil de cyclone
au centre de ton émoi ?
Pourquoi cet oeil-laboratoire ?
Je suis là
devant toi
première lettre de ton alphabet
premier point sur ton i
première goutte de rosée
au petit jour de ta confiance...
Cuers - 28 juillet 1982
Le retraité...
Il est assis
avec sa retraite
au bout des jambes
La petite place l'enserre
de ses bras de platanes
Son regard
passe par la fontaine
pour courir la rue qui bouge
aux couleurs du Midi
Il est assis et rêve
sans doute aux compagnons
à l'établi
Il porte un peu d'usine
aux creux de ses paupières
Ses bras sont fatigués
ses mains comme des outils rangés
attendent auprès de lui
Il est assis à l'ombre
à l'ombre de sa vie...
CUERS (Place François Bernard)- août1982
Les vieux...
Ils s'étaient posés
comme des oiseaux
sur les bancs de l'hospice
Echassiers migrateurs
lassés d'un long voyage
ils regardaient sans voir
l'étranger que j'étais
Leurs mains calleuses
leurs doigts noueux et fatigués
gardaient encore
des formes de manches
et le bruit des outils
Venus d'où la sueur coule
Venus des champs
Venus des villes
Ouvriers des métiers dénigrés
Travailleurs des emplois méprisés
Ils s'étaient posés
comme des oiseaux épuisés
les retraités de Cuers
les oubliés du Travail
...........................................
en silence
............................................
sur les bancs de l'hospice...
Cuers - Août 1982.
Cuers, Août 1982
Je jongle avec les mots
avec les virgules
Je jongle avec les consonnes
Je lance les voyelles
Je jongle avec mon coeur
Je jongle avec toutes les lettres
de ton alphabet
Je jongle avec les syllabes
de ton nom
Et dans le cirque
plein de lumière
Je jongle avec ma vie
avec les années
avec le jour et le bonheur
Je jongle je jongle
et je ris...
Cuers -1982
Juin 1980...
Ma main pour
te toucher
te saisir
te sentir
pour t'aimer
te caresser
t'émouvoir
pour t'étreindre
te serrer
te peindre
pour t'attacher
t'enlacer
t'ensorceler
pour te battre
te casser
t'énerver
ma main pour t'applaudir
pour te montrer
pour t'adorer
ma main dans la tienne
simplement pour vivre
Juin 1980.
Vous...
Vous étiez
mon amour
de double éternité
de double intensité...
Paris - 15 Août 1983.
à Isabelle A...
Toute une vie
pour te trouver
quelques secondes
pour te vivre
Miracle d'un sourire
pour longer les côtes
de ton continent
La voix hurle du vent
sur ton regard
Un soleil sur chacun
de tes minuits
Le grand parfum de tes épaules
muscle les paumes de mes mains
Doigts frêles de ton image
au reflet miroir des matins
Léger comme l'air
ailes de papillon
Frémissant de rosée
dans l'écume des bulles
s'irise ton rire
et ta joie feu-follet de mes espaces
feu tendre à ma brûlure
Je te sonne en carillon
Je te capte
Je te bois calice de tendresse
corolle de fleur
*
... Ivre de toi...
Août 1983
Martine...
Je l'ai reconnue
à ses mains un peu gercées
à son toucher un peu sablé
à sa voix un peu passée
Je l'ai reconnue
à son odeur un peu sucrée
à sa couleur un peu soufrée
à son allure un peu huilée
Je l'ai reconnue
à son visage un peu grave
à ses joies un peu secrètes
à son silence un peu pesant
Je l'ai reconnue
à son calme un peu gênant
à son regard un peu brûlant
à sa mémoire de cathédrale
Je l'ai reconnue
à notre amour recommencé...
Paris - Août 1983.
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