CAHIERS D'HISTOIRE -Texte intégral de Johann Petitjean
Résumé
J’ai rencontré Gérald Bloncourt le 18 mai 2015 à l’occasion de la projection d’un documentaire le concernant à la Galerie Dorothy, rue Keller, dans le XIe. C’était le jour de la fête nationale haïtienne, l’endroit était petit, les visiteurs nombreux. J’ai pu malgré tout échanger quelques mots avec lui avant la projection, et nous sommes convenus de nous revoir. Je présente ici le fruit de la discussion, qui s’est tenue chez lui, à bâtons rompus, le 9 juillet suivant. Bercé par l’histoire, séduit par l’homme, je me suis promené librement dans le xxe siècle, son xxe siècle, dans une galerie de portraits attachants portés par des mouvements de fond. Haïti, Paris, le Portugal, l’Humanité. Et la photographie, et la famille, et la peinture. Et l’engagement. Et un peu de rhum.
Entrées d’index
Texte intégral
1Je suis né il y a quatre-vingt-neuf ans bientôt, le 4 novembre 1926. Dans un petit village qui s’appelle Bainet, dans le sud d’Haïti, non loin de Jacmel.
2Mon père, qui était Guadeloupéen, est venu en France à la suite d’une aventure familiale. Il avait engrossé la bonne de la famille et a été envoyé en métropole rejoindre ses frères qui l’y avaient précédé pour y faire leurs études. Il avait alors quatorze ou quinze ans. À seize ou dix-sept ans, il s’est engagé dans les dragons. Il a pris un engagement de trois ans. Et là, la guerre l’a surpris. On l’a envoyé charger les Allemands avec son régiment, sabre au clair. Ils ont été fauchés par les mitrailleuses qui venaient de faire leur apparition sur les champs de bataille. Il a fait partie des quelques rares survivants et a été versé dans les chasseurs alpins. Il m’a raconté qu’on « désignait » les volontaires pour en faire des brancardiers. On les obligeait à achever les blessés, quand il y en avait trop. On leur donnait un poignard et on leur disait « Visez droit au cœur ! ». Il a participé à toutes ces choses. Il était trouffion. Pas le choix. Et lui, Guadeloupéen, il était isolé. Il a participé à de nombreux combats, dans les Vosges, à Curlu, à Méricourt, tous ces coins-là. Il n’arrêtait pas d’en parler. J’étais passionné. J’écoutais ces histoires de charges à la baïonnette, les 101 sorties inscrites sur son livret militaire. Il avait une force herculéenne, mais il a été blessé tout de même quatre fois, dont une fois très grièvement.
3En 1917, au cours d’un bombardement allemand, un obus a éclaté sur les brancardiers. Trois types ont été tués, lui a été commotionné. Il a reçu soixante-quatorze petits éclats d’obus dans le crâne mais comme il était très costaud, il a pris l’officier sur son dos et il est parti droit devant lui. Heureusement dans la bonne direction. D’après le rapport que mon frère a pu récupérer, il l’a porté sur sept kilomètres. Il s’est effondré devant un poste de secours. Transporté au Val-de-Grâce, il est resté inconscient pendant six mois. Au réveil, il avait perdu la mémoire. Il délirait. Il rentrait dans des colères folles et n’utilisait plus que des grands mots patriotiques, comme « la France », « la patrie ». Il avait oublié jusqu’au prénom de sa mère, ce qui le mettait en rage. Finalement, les médecins lui ont conseillé de retourner aux Antilles « parce que le climat et les mœurs sont différents… Pour le rétablissement psychique ce serait mieux ». C’est à cette époque qu’il a épousé ma mère, juste à la fin de la guerre. Ils sont partis en Haïti rejoindre un oncle. Pendant des années, j’ai cherché à comprendre pourquoi il n’était pas rentré en Guadeloupe. Puis j’ai trouvé l’explication : il s’était déjà marié avec une autre femme et il était alors en instance de divorce. Quand il a épousé ma mère, il avait donc une ancienne femme dans le xviii arrondissement et une nouvelle dans le xive. Comme c’était le bordel à cette époque-là, il l’avait fait sans être divorcé, mais il ne pouvait pas rester en France. Il ne pouvait donc pas rentrer en Guadeloupe, qui dépendait de la métropole. Donc il a dit à ma mère : « Écoute, mon oncle Édouard est en Haïti, on peut s’y faire une fortune ». Ils sont partis en 1919. Tout le monde était au courant, sauf nous, évidemment, les enfants.
4À leur arrivée en Haïti, l’oncle Édouard était mort. Mes parents ne connaissaient personne, sauf une femme qui avait envoyé son fils fou en Guadeloupe plusieurs années auparavant pour éviter qu’il soit enfermé à l’asile de Pont-Beudet. Mais pour cela, il fallait qu’une famille se porte garante et mon grand-père avait accepté de s’en charger. Alors, quand mon père est arrivé dans ce petit pays, quand un Bloncourt est arrivé, un Bloncourt qui était le fils de celui qui avait hébergé son fils et permis qu’il soit mieux traité qu’en Haïti, elle s’est occupée d’eux. Elle les a hébergés et leur a donné de quoi vivre confortablement. Cette dame est morte en laissant une partie de son argent à mes parents ainsi qu’à sa fille adoptive, Maman Dédé, qui est devenue notre nourrice. Ils se sont retrouvés avec un petit pécule, pas grand-chose, mais un petit peu d’argent quand même, et ma mère a ouvert une école. Elle était républicaine, elle a ouvert une école laïque. Les congrégations religieuses, toutes-puissantes sur l’île, ont fait campagne contre elle, les obligeant à partir s’installer à Bainet, au sud de Jacmel. Ils avaient alors deux fils, Tony, qui sera fusillé plus tard, et Claude. Moi, je suis né dans ce petit village, à Bainet, dans une chaumière, sur de la terre battue. Un an après ma naissance, un cyclone a dévasté la région. La maison a été emportée et la famille s’est établie à Jacmel. C’est là que j’ai passé les dix premières années de ma vie. C’est là que j’ai commencé à ouvrir les yeux sur le monde. Mon père était un aventurier, un mulâtre, un libéral-démocrate. C’était un type généreux.
5La situation en Haïti était très compliquée. Quand les esclaves se sont révoltés en 1804, ils ne l’ont pas fait seuls, mais avec les affranchis, les mulâtres. Rapidement, ces derniers se sont emparés du pouvoir. Ils savaient lire, ils savaient écrire, ils pouvaient faire du commerce, ils pouvaient organiser le pays, découper les terrains, faire les lois. Ils sont devenus la bourgeoisie haïtienne et ont remplacé les colons blancs. Haïti, nation noire à plus de 90 %, était dirigée par ces mulâtres, qui se sont alliés avec leurs anciens maîtres. Ce sont eux qui ont demandé de l’argent à la France. Ce sont eux qui ont fait la dette, cette fameuse dette haïtienne qui a été remboursée jusqu’au dernier sou et qui a contribué à ruiner l’économie du pays. Et puis est arrivé Duvalier. Et les Noirs ont enfin pu prendre le pouvoir. Et une nouvelle bourgeoisie s’est constitué.
6Moi, je suis né au milieu de tout ça : quarteron au milieu des classifications, des castes, des petites différences de race, des grandes barrières de classe. Une prise de conscience : j’avais sept ou huit ans et tous mes amis étaient noirs. Mais tous n’étaient pas bien habillés le dimanche.
7En 1936, un nouveau cyclone, accompagné d’un tremblement de terre et d’un raz-de-marée, a ruiné la région. On brûlait les cadavres en tas. Il y a eu des exactions. Des types volaient les secours pour les revendre ensuite. Des choses abominables. La région était ruinée. Beaucoup de familles sont parties s’installer à la capitale. Mes deux frères aînés ont été inscrits au petit séminaire, collège Saint-Martial. Mon père avait commencé à cultiver des légumes pour les vendre aux Américains présents dans l’île. Nous, on mangeait du « maïs moulin », de l’igname, des patates douces. Mon père partait aux aurores pour cultiver ses terres, avec ses trois ouvriers, pieds nus, comme eux, avec sa machette, comme un héros. Un vrai aventurier.
8À cette époque, il s’est mis à soutenir un type dont il venait de faire la connaissance et qui était devenu son ami. Il s’appelait Dumarsais Estimé et allait devenir président de la République en 1946. Très sportif, mon père avait fondé plusieurs clubs. Il a été nommé directeur général des sports et du scoutisme. C’est lui qui a organisé les premières parades. Chaque année, le 18 mai, pour la fête nationale, tous les élèves défilaient, en groupe, en rang, en rond, ils faisaient des cercles, des mouvements sur la musique militaire, des spectacles comme les Soviétiques. Bref, il avait une belle situation. Ma mère était très respectée. Elle était considérée comme une femme de lettres. Elle faisait des après-midi littéraires, des conférences. Son école fonctionnait bien et les curés la laissaient enfin tranquille.
9L’après-midi, les adultes se réunissaient, buvaient des coups, discutaient, tuaient le cochon. Et nous, on ne jouait pas très loin, on s’approchait. On écoutait. On apprenait en suivant les échanges.
10En 1937, quinze mille travailleurs haïtiens ont été massacrés en République dominicaine. En une nuit. Une vraie Saint-Barthélemy, à coups de revolver et de couteau. Pendant des jours et des jours, tout le monde ne parlait que de ça. Mon père était en colère, il rentrait et il disait « Mimi » – c’est comme ça qu’il appelait ma mère qui s’appelait Noémie – « Mimi, il va y avoir la guerre, ce n’est plus possible de tolérer ces assassinats ». Pendant ce temps, avec mes copains les Bajeux, dont le père était guadeloupéen comme le mien, nous rêvions de « délivrer la Guadeloupe de l’impérialisme français ». Nous n’avions que quatorze ou quinze ans mais nous parlions d’organiser un corps expéditionnaire. Nos parents étaient tous armés et quand on allait à la montagne, ils nous apprenaient à tirer. Quoique très jeunes, on était même de sacrés bons tireurs. On tirait aussi à l’arc. Nous avions monté une organisation secrète avec codes et langage secrets.
11Quand la guerre a éclaté mon père a acheté un poste de radio. Un quinze lampes, d’une puissance ! Il a installé des cartes au mur pour marquer le front. Tout était très intense, tout était très solennel. On suivait les opérations. J’étais devenu les oreilles de mon père qui n’entendait plus rien depuis sa commotion. Avec des épingles, je pointais la position des belligérants. L’abattement quand les Allemands avançaient, les cris de joie qui remplissaient la maison quand des victoires françaises étaient annoncées. Même ma mère, d’habitude réservée, silencieuse, manifestait sa joie. Seulement moi, j’étais partagé, parce que la Guadeloupe, elle, était occupée par la France et que même si on défendait les Français contre les Allemands, l’impérialisme était là. On mélangeait un peu tout, on était des gamins. Et puis la France s’est effondrée. On a reçu une lettre de mon frère Tony, qui était en France. Il demandait l’autorisation de s’engager. Mon père a lu sa lettre à table. Il était assis au bout, ma mère était en face, moi à sa gauche, mon frère Claude à côté de notre maman. Comme tout le monde restait silencieux, il a dit : « Mimi, nous ne reverrons plus Toto. Il fera son devoir, il ira jusqu’au bout ».
12Durant l’Occupation, les amis venaient moins souvent écouter les informations. La maison était devenue triste, mon père fumait cigarette sur cigarette. Quand l’Union soviétique a été attaquée par Allemands, mon père a dit : « Ce sera leur tombeau, comme pour Napoléon ». Les Anglais bombardaient les villes françaises et à chaque fois, mes parents exultaient. Ils exultaient sans penser aux morts : il fallait battre les Allemands, c’était la seule chose qui comptait. Entre-temps était arrivé un avis du ministère des Affaires étrangères, avec une coupure de journal venant de Caracas où il était marqué : « Louis Bloncourt, né en Haïti, exécuté par les Allemands ». Quand mon père l’a reçue, il a dit : « Mimi, Max a perdu son fils ! ». Parce que Max avait un fils qui s’appelait Louis. C’était marqué Louis Bloncourt parce que mon frère s’appelait Louis-Tony Bloncourt, comme moi je m’appelle Marie-Gérald. Mon père refusait que ce soit son fils. Il voulait que ce soit celui de son frère. Il disait : « Tony, ce n’est qu’un gamin, l’autre c’est un homme ! ». Et ma mère, qui n’était pas dupe disait : « Louis, mais non, regarde, c’est marqué "né en Haïti", c’est lui ! ». Alors mon père hochait la tête et ses traits se tendaient : « Mais non, non, ils se sont trompés, c’est impossible ! ». Finalement, on a su que mon frère avait bien été fusillé avec 6 autres gamins des Bataillons de la jeunesse, au Mont Valérien. On a reçu sa dernière lettre, qui est magnifique. Une lettre incroyable pour un type de vingt ans. Au cours du procès du Palais-Bourbon, il a déclaré avoir un jour refusé d’abattre un Allemand dans le dos. Ses copains lui avaient demandé pourquoi il n’avait pas tiré et il leur avait répondu qu’au moment de tirer il n’avait pas vu un Allemand, mais un homme ».
13Nous autres en Haïti, on était pétris de tous ces exemples-là. Il y avait Tony bien sûr, il y avait aussi mon oncle Élie, député de l’Aisne en 1936, qui était entré dans la Résistance. Il y avait mon grand-oncle Melvil, intellectuel communard condamné à mort et qui avait fini par devenir député de la Guadeloupe. C’étaient tous des modèles pour nous. Grâce à Tony, après la guerre, je suis même devenu un petit héros par procuration pour tous les copains : j’étais le frère du fusillé, alors on m’écoutait davantage. J’avais une sorte d’autorité. Lorsque nous sommes allés voir Louis Jouvet et sa troupe à la fin 1943, lors de son passage en Haïti, j’entendais les gens murmurer : « C’est le frère du héros de la Résistance, c’est le frère de Tony Bloncourt ! ».
14Quand les travailleurs haïtiens ont été tués en République dominicaine, j’ai quitté le collège. Tout a commencé avec une algarade que j’ai eue avec un de mes professeurs. Il s’appelait Smith, c’était un Anglais, un ancien rugbyman paraît-il, un type costaud qui avait de l’autorité et une règle avec laquelle il frappait les bavards et les indisciplinés. Mais moi aussi j’avais une règle. C’est ma mère qui me l’avait offerte. Une belle règle en métal, une règle solide. Quand les travailleurs haïtiens ont été massacrés, tout le monde était dissipé. Je parlais avec mes voisins. Smith s’est approché de nous pour nous corriger, mais moi, j’étais prêt. J’ai attendu qu’il lance son bras vers moi et j’ai paré son coup avec ma règle. La sienne, en bois, a volé en éclat. J’ai sauté sur le banc, j’ai pris la position du duelliste, parce que je faisais de l’escrime à l’époque, grâce à mon père. Toute la classe a éclaté de rire. Évidemment, l’Anglais m’a mis à la porte, en m’envoyant chez le préfet de discipline. Il hurlait au milieu des rires de mes petits camarades, avec le petit bout de règle qui était resté dans sa main. Dehors on entendait des cris, il y avait une manifestation. Je suis sorti et j’ai suivi les gens jusque devant le quartier général de l’armée. Tant pis pour l’école, pour Smith, tant pis pour la discipline. Les gens voulaient des armes. Des armes pour venger leurs frères. Des officiers sont rapidement apparus au balcon, ils ont dit à la foule : « Calmez-vous. Ne répondez pas aux provocateurs. Le président – c’était Sténio Vincent à l’époque – fait ce qu’il faut : nos armées prennent position à la frontière ». Tout un discours. Alors, un petit Haïtien a sauté sur un mur et s’est adressé à la foule : « Il nous faut des armes ! Il nous faut des armes ! ». Moi j’étais là, je séchais les cours et j’étais muet d’admiration. Plusieurs années plus tard, mon frère Claude et quelques amis s’étaient mis dans l’idée de fonder une association d’étudiants en médecine, la première de l’île. Et c’est à cette occasion que j’ai retrouvé le petit gars qui avait harangué la foule après le massacre. Ce petit gars, c’étaitJacques Alexis. Il avait grandi, mais je l’ai reconnu. Jacques Alexis en personne. Il m’avait déjà repéré parce que je lisais beaucoup. J’étais toujours en train de lire. Il est venu me voir pour discuter et ensuite il m’a amené de nouveaux livres. C’est lui qui m’a offert Gouverneurs de la rosée de Jacques Roumain, qui a introduit les idées marxistes en Haïti. Alors, Jacques et moi, on est devenus copains.
15Quand on m’a chassé du séminaire, ma mère était désespérée. Mon frère Claude allait devenir médecin, Tony avait été fusillé ayant deux certificats de licence ès sciences, et moi je voulais rejoindre le prolétariat ! Je commençais à déchiffrer monsieur Marx. Je travaillais à La Phalange, qui était le plus grand journal de langue française de la région, un journal qui appartenait au clergé. J’y ai appris la linotypie. Un métier extraordinaire. Toute cette mécanisation, ces machines, « tac ! », la petite matrice qui tombe. C’était fabuleux, les linotypes. Un art. J’ai commencé à organiser les autres ouvriers. C’est comme ça que j’ai fait la connaissance de Ghislain Gouraige, qui était linotypiste au journal Ce soir et qui est devenu un grand écrivain. Avec Ghislain, nous avons formé le premier syndicat des ouvriers de l’imprimerie en Haïti.
16J’étais peintre aussi, je dessinais tout le temps. On était un groupe. On partait le samedi, le dimanche, on allait dessiner, on peignait, et puis un type est arrivé en Haïti, un Américain, qui s’appelait Dewitt Peters. Il ne voulait pas faire la guerre, alors ils l’avaient envoyé là enseigner l’anglais. C’était un grand aquarelliste et quand il est arrivé, il a cherché à rencontrer des peintres. Et par le plus grand des hasards, j’ai fait partie de ceux-là. Nous étions sept. Il y avait le père Petersen, qui était aquarelliste, il y avait Luce Turnier également. Il y avait aussi Albert Mangonès, celui qui a fait la statue le Nègre Marron. Et c’est comme ça que le Centre d’art a été fondé. On a créé une revue également, dans laquelle a écrit Mabille, qui faisait partie des surréalistes et qui s’était réfugié en Martinique, avec André Breton et toute une bande d’intellectuels fuyant la France. Ils avaient été mis sous surveillance par l’amiral Robert. Mais Mabille avait réussi à s’enfuir et à venir en Haïti et, comme il était gaulliste, il avait été nommé ambassadeur. Il représentait De Gaulle dans l’île. Il en profitait pour faire entrer des livres interdits, des livres qui, tout simplement, n’existaient pas. Grâce à lui, on a découvert Neruda, Maïakovski, Nâzim Hikmet, tous les grands écrivains, Aragon, Prévert. Comme j’étais secrétaire au Centre d’art, j’ai été à l’origine de l’invitation de Wifredo Lam, le grand peintre cubain, un type engagé qui a été exposé à Beaubourg. Dans la vie, j’ai fait pas mal de conneries, mais cette petite chose-là me rassure, parce que j’ai eu du nez. Et la possibilité d’agir.
17L’explosion des peintres du merveilleux, c’est à Peters qu’on la doit. Dans les cimetières, il a découvert les « Vévé », des sculptures en fer forgé. Il a commencé à en exposer et de nombreux paysans se sont mis à battre le fer et à créer de vrais chefs-d’œuvre. On peignait beaucoup dans l’île, avec trois fois rien. Des tableaux extraordinaires qui ont surpris tout le monde. « Peuple peintre », a dit Malraux, et il était dans le vrai. Imaginez, des toiles partout, le long des routes, partout, des kilomètres de types avec croûtes et chefs-d’œuvre mêlés, partout des toiles à vendre. « Peuple peintre » : l’explosion des peintres du merveilleux ! Un peuple d’artistes.
18À cette époque, il y avait déjà le Parti communiste, créé par Jacques Roumain. Mais c’était un groupuscule tenu par des attentistes qui disaient : « On est dans le giron de l’impérialisme américain, donc on ne peut que répandre la bonne parole, on ne peut rien faire de plus concret dans l’immédiat ». Alexis, lui, pensait au contraire qu’il fallait agir tout de suite, qu’il fallait agir pour renverser le gouvernement. Le vent de la révolte commençait à souffler. Ça montait, surtout dans la jeunesse. Ça bourdonnait. Ça commençait à gronder. En 1945, tout s’est accéléré. René Depestre venait d’écrire Étincelles, un recueil de poèmes vibrants, fabuleux, grâce auquel Alexis et moi l’avons rencontré. Depestre venait chez un voisin, Théodore Baker, tous les après-midi, pour soulever des haltères. Je l’ai abordé et ensuite on est allés faire un tour sur le Champ de Mars. On parlait de Césaire, qui venait de passer en Haïti et nous avait tous éblouis, on parlait du régime. Depestre a commencé par refuser de rencontrer Alexis, à cause de son père, un bourgeois, un politicard. Mais nous sommes tout de même devenus amis. Avec Alexis, on voulait créer un nouveau parti, on voulait un journal, on voulait l’Iskra, comme celui de Lénine, on voulait changer les choses. C’est comme ça que nous avons rejointLa Ruche. Et c’est à cette époque qu’André Breton est arrivé en Haïti. Nous avons publié la conférence qu’il a donnée à l’hôtel Savoy, mais le gouvernement a interdit notre journal. C’est ce qui a mis le feu aux poudres : la grève, puis le soulèvement.
19Quand Breton est arrivé, il a fait une série de cinq conférences. Tout le monde y allait, le président et toute sa clique, tous les bourgeois. Jacques voulait commettre un attentat. Il voulait descendre Lescot. On a essayé mais ça a loupé. Ce n’était pas possible, car il était très entouré. Il n’a pas pu tirer. Quand il m’a rejoint il m’a demandé : « Tu penses que je suis un lâche ? ». Je lui ai répondu : « Non, si tu avais tiré, son escorte aurait ouvert le feu et il y aurait eu des centaines de morts ». Lescot, c’était un dictateur, et la fin justifiait nos moyens même si tout était un peu confus dans nos têtes. Lescot faisait ce qu’il voulait, tout le temps, il prenait les mesures qu’il voulait, écrivait les lois qu’il voulait. Et des gens disparaissaient, des gens qui étaient dans l’opposition. Les syndicats étaient interdits. Il prenait les terres des paysans, ouvrait le feu sur les mécontents, avec l’aide des Américains, pour les plantations de caoutchouc. Il alimentait les rumeurs, il montait les gens les uns contre les autres. C’est comme ça qu’il a expulsé les juifs de l’île, par exemple, pour les exproprier, en les faisant passer pour des espions allemands.
20Le troisième numéro de La Ruche a également été interdit. Les étudiants se sont mis en grève en janvier et nous avons déclenché une première manifestation, qui a été réprimée. On a mis beaucoup de monde dans la rue. Même les filles de la petite bourgeoisie de Port-au-Prince nous ont rejoints. « On assassine vos frères ! » Nous avions placé des agitateurs dans les bidonvilles pour les rallier à notre cause. Alors les forces de police ont ferméles rues. Ils ont sorti les mitrailleuses. Baker et Depestre ont été arrêtés. Mais avec Alexis, les étudiants en médecine, Gérard Chenet et tous les autres, on a décidé de remettre ça. Continuer l’agitation. On a sauté sur un flic en faction qui faisait la circulation, en criant : « Vive la révolution ! » On lui a piqué son revolver. Les policiers sont arrivés. Je me suis enfui, mais ils ont fini par m’attraper. Je n’ai jamais pris autant de coups. J’avais du sang qui sortait du nez, des oreilles, de partout, j’avais du sang plein les yeux mais je suis arrivéà sauter en marche de la camionnette dans laquelle ils m’avaient jeté. En tout, ça a duré cinq jours, les fameuses « Cinq Glorieuses ». Lescot a été viré par une junte militaire qui a vite pris le pouvoir et il a été évacué par les Américains. On a tenté des pourparlers avec la junte, une rencontre au quartier général. Depestre, Edris Saint-Amand et tous les copains de Roumain ont accepté de s’accorder avec les militaires, alors qu’Alexis et moi nous étions contre. On voulait relancer l’agitation, appeler à la grève et commencer la lutte armée. On était jeunes, mal préparés, peu armés, mais on était prêts à tout. Notre peau ne comptait pas.
21Je me suis fait arrêter une seconde fois. J’ai eu droit à un interrogatoire, il y avait une sorte de tribunal militaire, ils étaient au moins six ou sept en uniforme, toutes médailles dehors pour m’impressionner. J’étais assis sur une petite chaise et derrière moi il y avait deux types qui me mettaient des claques, des coups, parce que je leur tenais tête et que je leur répondais mal. J’ai tenu. Au bout d’un moment, à midi, ils se sont levés comme un seul homme et sont partis bouffer. Ils m’ont laissé seul avec un petit garde. J’étais costaud, j’aurais pu le plier, mais il aurait gueulé, tous les autres seraient arrivés et ça n’aurait servi à rien. Ou alors, il aurait fallu que je le tue tout de suite mais je ne me sentais pas de le faire. Je lui ai dit que je voulais aller pisser. On est sortis de la pièce, il y avait un couloir et en face des pissotières. Je suis entré et lui, discret, il est resté derrière la porte. Et c’est comme ça que j’ai pu m’enfuir. Car les toilettes donnaient aussi sur le couloir par une autre porte. Je n’ai pas attendu une seconde, j’ai traversé. Il y avait des gens qui passaient. J’avais une chemise blanche, toute froissée. Un escalier, je suis descendu. Des flics cavalaient tout autour de moi, des officiers, personne ne m’a reconnu, ils ne se sont pas occupés de moi. « Ils t’ont pris pour un espion américain », m’a dit Alexis après coup. En tout cas, personne ne m’a rien demandé et quand je suis arrivé à l’extérieur, deux ou trois camions se sont garés à ma hauteur, pleins de soldats. Les gardes ont sauté à terre avec leurs fusils, des Springfield. Ils se sont mis en rang et moi j’étais là, j’avais envie de courir, mais j’ai continué à marcher, doucement, tout doucement. J’ai fait preuve de sang-froid. Je n’ai pas regardé derrière moi et j’ai filé au Champ de Mars. Je me suis arrêté devant le Paramount. J’ai fait semblant de regarder les photos des films. Personne sur les talons. Alors j’ai continué et quand je suis arrivé au coin de la ruelle Piquant, je me suis mis à courir. Un sacré sprint. Je crois que j’ai dû battre le record du monde. Je suis arrivé dans la rue Lalue. Je me suis rendu chez des amis que je connaissais, qui m’ont reconnu, qui savaient que j’avais été pris et qui m’ont caché jusqu’au soir. Ils sont allés prévenir un révolutionnaire de leur connaissance qui s’appelait Rodolphe Moïse. Il m’a emmené à Kenscoff en voiture, dans une petite maison, pour y passer la nuit. Je tombais de fatigue et, malgré le stress, je me suis effondré. Je dormais à poings fermés quand je me suis fait cueillir. J’ai dû être dénoncé. On n’a jamais su par qui. Les revolvers sous la gorge, ils m’ont attaché avec du fil électrique et m’ont emmené au quartier général. J’ai su plus tard qu’ils voulaient me liquider, sans jugement, faire passer ça pour un accident et me balancer quelque part. Sans Mabille, qui est intervenu et qui leur a mis la pression, c’est ce qui serait arrivé. Au lieu de quoi, ils m’ont mis dans un avion et j’ai été expulsé. Je dois vraiment la vie à Mabille.
22C’était la première fois que je prenais l’avion. Lorsqu’on a atterri en République dominicaine, chez Trujillo, El Jefe, la police locale m’a arrêté. Mon père avait eu le droit de m’accompagner à l’avion pour me dire au revoir et m’avait donné une serviette et deux petites valises. Et dans les valises, il avait placé deux revolvers. Les Dominicains se sont mis à crier : « Terroriste ! Terroriste ! ». Ils ont tout retourné, déchiré mes livres pour voir s’il n’y avait rien dans les doublures. Ils m’ont piqué mes lames de rasoir toutes neuves – je commençais à peine à me raser – et ils ont tout remis en désordre dans les valises, sans toucher à la serviette, que j’avais posée sur le côté et qu’ils n’ont pas vue, alors qu’elle était là, juste sous leurs yeux. J’ai donc repris mes affaires et on m’a conduit à l’ambassade de France, puis dans un petit hôtel. Le lendemain, une voiture m’attendait avec deux policiers. On a traversé toute la République dominicaine, en passant par Santiago de los Caballeros, jusqu’à Puerto Plata, où j’ai séjourné trois jours en attendant le bateau. Et ce n’est que là, quand j’ai ouvert ma serviette, que j’ai trouvé un Colt 45 et des cartouches. Mais je ne pouvais pas m’évader : je ne connaissais pas un mot d’espagnol, je ne connaissais pas le pays, ni personne. Alors j’ai pris le bateau et je suis arrivé en Martinique. Je suis donc arrivé armé en France, et je voulais garder mon pistolet jusqu’en métropole, pour descendre le commissaire qui avait vendu mon frère aux Allemands pendant la guerre.
La Ruche, édition spéciale dédiée à Gérald Bloncourt (Première année, n° 9, 26/02/1946), texte de Jacques Stephen Alexis.
23Sur le bateau pour la Martinique, j’ai recroisé André Breton. Comme on s’était vus au Centre d’art, il me reconnaît et m’interpelle aussitôt : « Ah, mais vous êtes là, mon ami. Vous êtes communiste, je crois ». Pendant la traversée, il m’a nourri. Je n’avais rien : pas de cabine, seulement quelques couvertures. Il me faisait venir à sa table. Il n’y avait que deux ou trois passagers à bord. Il a passé la traversée à me dire le plus grand mal du Parti communiste, d’Aragon. Je n’oserai jamais raconter tout ce qu’il a pu dire sur cet immense poète, sur Elsa Triolet. J’étais sidéré. Ce n’était pas possible. Pour moi, Breton était un dieu, j’avais tout lu de lui. Pour moi, c’était un dieu même si je n’épousais pas complètement son côté trotskyste, vu que j’étais quand même un peu dans la ligne, comme on dit. Mais il nous avait enflammés. Et là, en pleine mer, je me disais que ce n’était pas possible, qu’il n’avait rien compris, rien compris au communisme, rien compris à Aragon. Mais je n’ai rien dit, bien entendu. C’était Breton, je n’étais personne. C’était Breton, quand même…
24En Martinique c’est le docteur Rose-Rosette, le seul vétérinaire de l’île, qui s’est occupé de moi. Il était franc-maçon, comme mon père, mais gaulliste. Ce qui ne m’empêchait pas d’emmener son fils en douce aux réunions du Parti communiste. Rose-Rosette avait racheté la Pagerie, l’ancienne propriété de Joséphine de Beauharnais, qui a été transformée en musée depuis. Rose-Rosette était amoureux de Joséphine. C’est lui qui a payé mon billet pour la métropole. C’est grâce à lui, à Césaire, qui était député, et à mon oncle Élieque j’ai pu obtenir le droit de passer en métropole. Une cabine m’attendait sur un petit steamer, j’avais mes valises de la solidarité, bourrées de Lucky Strike, de Chesterfield et de bouteilles de rhum. Mais le commandant m’a supprimé la cabine et m’a envoyé en bas, partager des couchettes avec des étudiants antillais et quatre-vingts bagnards libérés par De Gaulle, qui rentraient en métropole encadrés par huit gendarmes qui avaient pris leur retraite. Un desétudiants guadeloupéens me demande : « Tu viens faire des études ? », « Non, je suis un expulsé d’Haïti », que je lui fais. « Ah bon ? Tu es communiste alors ? Tu connais Césaire ? Tu vas rejoindre Thorez ? ». « Je ne sais pas, peut-être pas », lui ai-je répondu. On a été faire un tour sur le pont et quand on est revenus, on était pillés, on n’avait plus rien. Tous mes paquets de cigarettes, disparus ; mes bouteilles de rhum, envolées. Les Antillais sont allés voir le commandant, celui qui m’avait refusé l’accès à ma cabine et qui m’avait mis là, « avec les autres ». Tout ce qu’il a trouvé à nous dire, c’est qu’il n’était pas là pour surveiller nos affaires et que si ça nous chantait on pouvait toujours faire la police nous-mêmes. Bref, il nous a envoyés balader. Mes compagnons étaient révoltés. Ils avaient tout perdu ! Finalement, j’ai commencé à discuter avec les bagnards et on a parlé de nos histoires avec la police. Je m’en suis fait deux ou trois copains, des Bretons, des pauvres mecs. Ils m’ont appris à jouer à la belote pendant la traversée et à chanter « Ah, le petit vin blanc… ». Ils ont fini par me rendre mes livres et mes cigarettes. « Nous, on les roule », m’ont-ils expliqué, mais le rhum avait été bu et bien bu !
25Le voyage était dur. Presque les uns sur les autres, tout le temps. Et pas grand-chose à faire. Et les tempêtes, les bagnards malades, malades. Les Antillais, eux, ils dormaient comme des bienheureux quand ça tanguait dans tous les sens. Dix-sept jours comme ça. Et puis on est arrivés en France. Là, on m’a dit : « Tu sais, Gérald, pour passer la douane, faut que tu prennes un de tes paquets, tu l’ouvres, tu le gardes en main, tu sors une ou deux cigarettes et quand tu passes, tu les tends au type, tu verras : il te signe tout, tout de suite ». Alors, moi j’arrive des Antilles, j’arrive avec Montaigne, Victor Hugo, Baudelaire, j’avais rencontré Breton et face à moi je trouve un petit douanier teigneux, avec un bout de craie à la main, qui me fait : « Rien à déclarer ? ». Je lui tends mon paquet, mais d’un coup il disparaît, comme par magie. Je n’ai plus eu les cigarettes en main, je ne l’ai même pas senti, il a filé et je ne l’ai même pas vu le mettre dans sa poche. Un vrai prestidigitateur ! « Il y a du rhum ? », « Non, il a été bu par les bagnards ». Alors il a fait la petite croix sur mes bagages, et je suis passé, j’étais en France, j’ai regardé l’heure : dix heures !
26On est tous allés à la gare mais comme on avait raté le dernier train pour Paris, les types de la SNCF nous ont proposé de laisser les bagages à la consigne. On a laissé nos affaires en échange d’un petit ticket. On n’était pas du tout rassurés, mais on est quand même partis se balader dans Le Havre en ruine. Une ville bombardée ! Ma première vision de la France, après le petit douanier. Il y avait une dame dans la rue, elle était tout en noir, on lui a demandé l’adresse d’un restaurant, elle avait l’air étonnée : « Mais vous ne savez pas qu’on a été bombardés ? ». On était un peu paumés. Il y avait des prostituées partout. Un des copains antillais n’arrêtait pas : « Oh ! elle est pas mal elle, regarde-moi un peu celle-là, oh, oh ! ». On a fini dans un bistrot, que je n’ai jamais retrouvé par la suite. Il y avait quelques marches, de l’accordéon, quatre ou cinq types accoudés au comptoir qui s’enfilaient des petits verres de rouge. On s’est installés. La serveuse est arrivée et nous a demandé nos tickets de pain. On ne comprenait rien. Le patron est intervenu : « Mais tu ne vois pas qu’ils viennent d’arriver, ces petits mignons. Il y aura juste un léger supplément ». Il a passé ses mains sur la croupe de la fille en nous faisant un clin d’œil et il est parti comme il était venu. Je me sentais mal. La France, je me disais, c’est ça la France. On est en France. Le pays où mon frère a été fusillé. Il est mort ici, et pour ça. J’étais démoli.
27Comme il fallait travailler, une fois à Paris, je suis allé aux Halles débarquer les cageots. Je peignais aussi. Je me rendais au 2 rue de l’Élysée, à la Maison de la pensée française. C’est là que j’ai fait la connaissance d’Alain Guérin, que j’admire pour ce qu’il fait, pour ce qu’il est, pour sa fidélité, celle d’un homme pur. Au 2 rue de l’Élysée, j’ai rencontré le réalisme socialiste. J’ai vu Jean Amblard, que j’ai photographié, et Boris Taslitzky. Je préparais le professorat de dessin de la Ville de Paris. J’allais à l’atelier des Beaux-Arts, au 80 boulevard Montparnasse, j’allais à l’académie de la Grande Chaumière, aux cours du soir. Mais j’allais surtout débarquer des cageots aux Halles. Ma tante, la sœur de ma mère, m’avait trouvé un galeriste rue de Seine qui était tombé amoureux de mes gouaches. Il aimait les péniches, il aimait la Seine, il ne voulait que ça. Il trouvait toujours un client, c’était étonnant : il fallait que je lui livre deux gouaches chaque semaine. Il me donnait un peu d’argent. Au bout d’un moment, je n’ai plus supporté d’aller planter mon chevalet au bord du fleuve, alors je me suis mis à faire ça de mémoire, depuis ma chambre. Et c’est un peu par hasard que j’ai fini par trouver du travail dans une boîte de photographie qui s’appelait « Les Éditions photographiques », spécialisée dans les photos de groupes scolaires. Là, j’ai appris mon métier : j’ai appris à peser les produits, le révélateur, la grosse chambre 18x24, les plaques de verre et tout. Je mettais un chapeau melon, une cravate, on allait dans toute la France photographier des groupes scolaires et moi je m’ennuyais ferme. Mais j’apprenais le métier. J’ai quand même eu le temps d’organiser les trois types qui bossaient dans le même service que moi et de déclencher une grève. Le patron était furieux, il ne voulait plus me voir. Il était tout petit, toujours bien habillé, il portait une veste jaquette en velours. Il m’a engueulé. Je l’ai attrapé sous le menton, j’ai fait craquer tous ses boutons, je l’ai soulevé d’une main. Il avait les pieds dans le vide et il disait : « Vous n’allez pas me frapper ! Vous n’allez pas me frapper ! ». Je suis sorti avec lui, j’ai traversé la rue, je l’ai posé sur le rebord d’une fenêtre. Il était terrifié. Et il m’a viré dans la foulée.
28J’habitais Antony. J’avais adhéré au Parti communiste, cellule Georges Heller. Un jour, le parti m’a convoqué. On cherchait des photographes. C’est comme ça que je suis entré à l’Humanité, en 1949. Et c’est comme ça que, pour commencer, j’ai suivi le Tour de France. On partait avec la valise « Belin ». On faisait la photo, 13x18, on tirait mouillé, on mettait ça sur un rouleau de l’appareil. Et puis ça tournait, il y avait un petit rayon, ça tournait, ça avançait et puis c’était transmis par téléphone et ça arrivait à Paris. Le lendemain, la photographie était dans l’Huma. On en faisait deux, trois au maximum. Ça prenait au moins un quart d’heure à chaque fois, rien que pour les transmettre. Le « Belin », c’était un sacré engin. Dans l’immeuble de l’Huma il y avait un ingénieur Belin. Il dépendait de la SNEP. Ce type touchait de ces salaires ! Alors qu’il ne foutait rien à longueur de journée, à longueur d’année. Mais quand il y avait le Tour de France il bossait un peu, il bossait deux, trois heures. Il avait un bureau splendide.
29Mes années à l’Huma… Quelques grands moments, des trucs inoubliables. Faut dire que c’étaient de sacrées années. Par exemple, nous sommes en 1952 et le prix Staline de la littérature doit être décerné à André Stil. C’est le seul Français à avoir eu le prix Staline et à cette date, il est « rédac’ chef » àl’Huma. Une grosse réception est organisée à l’ambassade soviétique. En tant que responsable du service photo, je désigne un type, Paillard, un ancien pharmacien, excellent photographe, un petit teigneux qui portait bien son nom. Alors, Paillard s’en va à l’ambassade soviétique faire quelques photos. Il revient, il développe ses images, il m’en donne une dizaine, je montre à la rédaction ; on choisit une belle photo de groupe, avec des personnalités : tu as André Stil, Jacques Duclos, l’ambassadeur, l’attaché militaire. Ils sont sept ou huit, c’est parfait. C’est parfait, oui, sauf que Marty n’est pas sur la photo. Pourquoi ? Parce qu’André Marty, qui est toujours là, qui est toujours une figure du PCF, jouait les coquettes. Il ne voulait jamais être sur les photos. À la Mutualité, lorsqu’il y avait des meetings et qu’il montait à la tribune, on devait se mettre à deux pour l’avoir de face. À chaque fois qu’il voyait un appareil, il se tournait. Une coquette ! Paillard le savait, et l’avait photographié à son insu, mais il n’était pas sur la photo de groupe. Une seule solution : le service retouches. Le secrétaire général Jean Coin l’exige ! Nous allons au service retouches, qui se trouve à côté de nos bureaux photo. Tout le monde était parti, il ne restait qu’un type énorme qui faisait du catch, avec de très grosses mains, mais qui savait y faire avec les retouches délicates. Sympathisant du parti, bien sûr. Il a demandé à ce qu’on tire à nouveau la tête de Marty en la mettant au format des autres, et puis il l’a découpée soigneusement avec ses grosses pattes, et il l’a placée dans le groupe. Un petit coup de pinceau pour faire les épaules, pour que ce soit bien, et ça y est : Marty fait partie du groupe. Un coup de tampon de la retouche, et tout est bon. La photo est mise en place et les types du service photogravure en font un cliché. La photo passe et le journal sort. Chacun rentre chez soi. Le lendemain, je prends ma 125 Peugeot, une moto de l’Huma d’ailleurs, pour me rendre au travail et sur le chemin je m’arrête à mon petit bistrot pour prendre un café. J’achète le journal à côté, je m’installe, je déplie mon Huma : l’horreur. La photo est à la Une, mais dans la précipitation, la tête avait glissé ! Ce n’était pas sec du tout, alors elle s’était décalée de quelques millimètres. Je file au journal, je pense qu’on est foutus et qu’on va tous se faire virer. Mais dans le service photographie personne n’a rien vu. Des professionnels, pourtant ! L’après-midi, conférence de rédaction avec Étienne Fajon, au cinquième étage. Personne ne dit rien. Personne n’a rien vu. Les jours passent, toujours rien. Marty lui-même avait dû lire le journal et n’avait pas vu que sa tête avait glissé. C’est là que j’ai compris qu’il y a « regarder » et « voir ».
30Il y a eu pas mal de moments mémorables à l’Huma. Les saisies par les forces de police par exemple. Quand les flics venaient entourer le bâtiment, les ouvriers du livre, communistes ou pas, sauvaient les journaux, passaient par les toits. Des épisodes incroyables. J’ai connu aussi Jacques de Sugny, qui était administrateur. Une espèce de noble, qui faisait l’administrateur. Un jour, on a appris qu’il avait été viré parce qu’il tapait dans la caisse. C’est comme ça qu’on a découvert qu’il gardait du poison dans son coffre-fort, de quoi empoisonner tout le journal ! Il a été viré et il a évidemment collaboré avec la presse bourgeoise après ça. J’y ai vécu des trucs ahurissants. Et puis, en 1952, l’affaire Marty-Tillon. Puis les événements de Hongrie. Ça commençait à ruer dans les brancards. C’est là que Jean-Pierre Chabrol, m’a dit : « J’ai vu avec Aragon », parce que c’était le chouchou d’Aragon, « je quitte, c’est plus tenable ».
31Au milieu des années 1960, alors que la presse communiste faisait faillite, ils ont voulu restructurer et ils ont fait venir un type qui était photographe dans je ne sais plus quel journal, pour en faire le chef. Moi, j’avais été nommé responsable politique du service. Il me cherchait souvent noise. Alors, un jour, j’ai fini par lui en mettre une. Étalé, le chef de service, K.O. Quand les autres sont arrivés, il s’est relevé et il m’a foncé dessus, mais je l’ai attrapé et je l’ai envoyé dans une fenêtre, qui s’est brisée, il est passé au travers. Sans la verrière au-dessous, il se tuait. Ça a fait un de ces scandales ! J’ai été convoqué le lendemain, mais ils ne pouvaient pas me virer, parce que j’étais connu, j’étais populaire, j’étais le neveu d’Élie Bloncourt qui était l’ami de Maurice Thorez, j’étais Gérald Bloncourt, le frère de Tony Bloncourt. J’étais Gérald Bloncourt, d’Haïti. Les gens me connaissaient un peu, sinon je pense que j’aurais été viré. Mais on m’a quand même déplacé. On m’a mis à L’Avant-Garde avec Paul Laurent. J’y ai retrouvé des types formidables. Mais j’avais déjà commencé à prendre mes distances avec le parti. Pourtant, un jour que je suis chez moi, le téléphone sonne. Je décroche, une sacrée voix me dit « Allô Bloncourt ? C’est Georges ». « Georges qui ? », je demande. « Marchais, bon Dieu ! J’ai besoin de toi, j’ai besoin de photos, je suis devant ta porte ». Il appelait d’une cabine téléphonique. C’était l’hiver, il faisait froid, on est allés chercher son chauffeur et on s’est servi un ti’punch. C’est Marie-Claude Vaillant-Couturier qui lui avait dit de venir me voir : « Quand Bloncourt photographie quelqu’un, il est toujours élu ».
32Mais moi, ce que j’aimais photographier, c’étaient les grèves, les ouvriers, les manifestations, la colère, la lutte. Trente mille gars de chez Renault qui gueulent ensemble : des frissons. Une petite équipe de mineurs avec qui tu passes la nuit : des frissons. Et puis, il y a le Portugal. Et le Portugal, c’est une aventure en soi. Les grands découvreurs de mes bouquins d’enfance, Vasco de Gama, Magellan, et ces ouvriers que je croisais tous les jours à Paris, ceux qui ont reconstruit la France. La tour Montparnasse, dont je photographiais chaque étage, chaque avancée, pendant qu’eux, ils vivaient dans des bidonvilles.
33Le premier bidonville que j’ai visité, c’est celui de Champigny-sur-Marne. J’y vais un soir, à la tombée de la nuit, en pensant que je pourrais prendre des photos un petit peu dramatique. Ils reviennent du boulot et moi je suis là, dans le bidonville, en train de faire des photos. Ils m’ont pris pour un flic. Quatre types m’ont entouré, ils parlaient à peine français. « Écoutez les gars, moi je suis votre ami. Je suis photographe ». Ils m’ont amené devant une petite baraque, je me suis déchaussé avant d’entrer. Dehors, il y avait de la boue partout, partout, mais dedans, tout était propre. Ils font venir un de leurs responsables. Nous nous connaissions. Je l’avais rencontré chez Renault où il travaillait. Il me reconnaît et nous trinquons au porto. Je suis admis ! Je suis retourné là-bas plusieurs fois. J’ai suivi plusieurs bidonvilles. Celui de Saint-Denis par exemple, où j’ai photographié cette petite fille, peut-être l’une de mes photos les plus connues. Cette petite fille qui m’a retrouvé quarante-six ans après…
34J’ai voulu comprendre pourquoi ils venaient vivre ici, comme ça, dans la boue. Alors j’ai pris contact avec des opposants à Salazar, qui m’ont permis d’avoir des contacts là-bas, et je suis parti. Mon aventure. Je ne connaissais personne, et pas un mot de portugais. Mais je voulais y aller, malgré la dictature. Je devais être hébergé à Lisbonne chez des communistes, pour lesquels on m’avait remis une lettre. Mais lorsque je suis arrivé devant la maison, le mari venait de se faire arrêter par la PIDE. Deux heures avant mon arrivée. Alors j’ai pris la route entre Lisbonne et Porto. Et partout, les gens m’accueillaient. Dans les villages, des villages perdus, des villages de misère, en plein dans la montagne. Partout des gens chaleureux, qui m’ont donné à boire. J’ai découvert le vinho verde et j’ai fait plein de photos. Après, j’ai décidé de passer les Pyrénées avec eux. Ça a duré deux jours. C’était dur, c’était en plein hiver. Ils ne voulaient pas être photographiés, mais j’ai quand même réussi à faire quelques images. Et j’ai fait toute la route avec eux. Il fallait témoigner. Je n’ai aucun mérite, j’ai suivi, j’ai accumulé, j’ai transcrit ce que j’ai vu. Il fallait être avec eux. Un de mes plus beaux reportages peut-être.
35Quand il y a eu la révolution des Œillets en 1974, j’ai trouvé le moyen de repartir. J’avais trouvé une place dans un avion grâce à un ami qui était directeur de la Pan American Airways, un Franco-Américain dont la femme était professeure de piano et qui donnait des cours à mes enfants. Il y avait Alvaro Cunhal et ses gars dans l’avion. Ils chantaient des chants révolutionnaires, ils tapaient des pieds comme des fous, alors l’hôtesse est arrivée et leur a crié : « Arrêtez ! Le pilote a dit que vous allez faire tomber l’avion si vous continuez ! ». Quand on est arrivés, la foule était si compacte que tout le monde était coincé, écrasé ; on se faisait bousculer de partout. Cunhal, lui, est arrivé à monter sur un tank. Dans Lisbonne, j’ai vu des gens qui sortaient de prison, qui retrouvaient les leurs, dix ans après. J’ai vu une révolution triompher pour la première fois de ma vie. Avec le sentiment que chaque moment et chaque image devaient compter. La seule autre fois que j’ai ressenti ça, c’était en 1968. J’étais chez Renault, trente-trois jours, trente-trois nuits. Je m’échappais de temps en temps pour aller aux barricades. Et c’est comme ça que j’ai fait cette photo qui a fait la couverture du Nouvel Obs : les barricades, rue Gay Lussac.
36Quand Duvalier est tombé et que j’ai pu retourner en Haïti, j’ai voulu léguer mes photos. Des milliers de photos. Pour tourner la page. Je voulais toutes les remettre au PCF. J’avais de la rancœur, bien sûr, mais seulement envers certains types, ceux qui s’étaient servis du parti, servis du communisme, des types malhonnêtes. Je voulais donner mes photos au parti pour qu’elles y soient classées, conservées, pour qu’elles soient à la disposition des gens, des ouvriers. Mais on est au milieu des années 1980 et ce n’est pas le bon moment. Alors je me suis tourné vers Georges Séguy et j’ai proposé à la CGT de récupérer mes archives. Je suis parti en Haïti en 1986, je suis revenu, ça traînait. Finalement je les ai gardées, je les ai classées, j’ai fait une base de données informatique qui m’a demandé une année complète. Et plus tard, la numérisation, Internet : montrer les images, le passé, des visages et l’histoire. En 1963, déjà, j’avais créé les Éditions murales : des expositions itinérantes, devant les usines, pour les ouvriers, avec des poèmes que je tapais à la machine. Du Prévert, du Aragon, et aussi mes poèmes. Les types sortaient de l’usine, ils s’agglutinaient devant les photos, ils se cherchaient, cherchaient les copains, regardaient les machines. Ils étaient des centaines à chaque fois. Ils parlaient des images, ils les commentaient. Ils m’obligeaient à réfléchir. L’œil, le cerveau. À penser. L’idée, le moment, l’ordre, le doigt, l’image. Je le dis sans fausse modestie : ce sont eux qui m’ont appris mon métier.
37– Yéto, le palmier des neiges, Paris, Arcantère, 1991.
38– Le regard engagé : mémoires d’un franc-tireur de l’image, Paris, Bourin, 2004.
39– Por uma vida melhor : o olhar de Gérald Bloncourt, Lisbonne, Museu Colecção Berardo, 2008.
40– Dialogue au bout des vagues, Montréal, Mémoire d’encrier, 2008.
41– Journal d’un révolutionnaire, Québec, Mémoire d’encrier, 2013.
42– L’œil en colère : photos, journalisme et révolution, Paris, Lemieux éditeur, 2016.
Table des illustrations
Légende | Gérald Bloncourt, La Mémoire, 1990. |
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Légende | Gérald Bloncourt, Femme allongée, 1945, fusain sur papier (30x30 cm.) |
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Légende | La Ruche, édition spéciale dédiée à Gérald Bloncourt (Première année, n° 9, 26/02/1946), texte de Jacques Stephen Alexis. |
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Légende | Gérald Bloncourt, Marie-Claude Vaillant-Couturier au cours d’un meeting à Arcueil, avril 1963. |
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Légende | Gérald Bloncourt, Maria, bidonville de Saint-Denis, 1969. |
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Légende | Gérald Bloncourt, Barricades rue Gay-Lussac, nuit du 10 au 11 mai 1968. |
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