MES CONTES : CRIC... BLONCOURT

Publié par bloncourt

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Extrait de mes contes "CRIC-BLONCOURT"

Édition Deschamps (Haiti)

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CONTES écrits en exil

Illustrations de Gérald Bloncourt

 

À ma mère,

pour son centième anniversaire,

en hommage à son esprit

demeuré extraordinairement vivace,

à ses mains qui ont tant donné,

qui dessinent encore si génialement,

qui écrivent et qui brodent,

à sa mémoire absolument édifiante

et à Martine,

à laquelle je dois d'avoir voulu

éditer ces contes,

à Ludmilla notre fille

qui fête aujourd'hui

son quatrième printemps,

et à laquelle je dois

de m'obliger à vivre...

À Bainet,

mon village natal

toujours blotti au sud de mon pays...

à Haïti désespérante...

Haïti viscéralement attachante...

..."Haïti chérie"...

 

Cavaillon 18 Juillet 1988

 

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LE LEOPARD JAPONAIS

LE LEOPARD JAPONAIS

LE LEOPARD-JAPONAIS

IL ETAIT UNE FOIS un léopard japonais qui aimait la musique et adorait le Canada Dry.

 

Chaque matin il partait travailler à l'usine de jouets.

Il fabriquait, à ce qu'il disait, les mains parlantes des poupées muettes.

 

Tous ses voisins intrigués en parlaient entre eux.

Il habitait place de Clichy, dans ce quartier où se croisaient, jour et nuit, tous les touristes et les immigrés possibles de ce grand Paris cosmopolite.

 

C'est en français, en créole martiniquais, guadeloupéen, guyanais ou même haïtien, aussi bien qu'en anglais, en russe, en allemand, même en turc et en polonais ou encore en arabe ou en espagnol, qu'était contée son histoire. Très vite, le monde entier ne parla plus que des mains parlantes des poupées muettes du Léopard japonais.

 

Il y eut de telles discussions pour savoir s'il était préférable qu'une poupée parlât ou se tût, que le gouvernement, inquiet de ces palabres à n'en plus finir qui menaçaient de dégénérer, se demanda s'il était mieux qu'une poupée se tût ou se tue.

 

L'affaire prit une telle ampleur que des manifestations éclatèrent. Il y eut des partisans du TUT, d'autres du TUE, et encore, pour ne rien apaiser, des partisans du VOUS.

 

La chose se compliqua.

 

On décida la mise en place d'un tribunal chargé de prendre une décision.

 

On convoqua le Léopard japonais.

 

Mais les passions étaient si vives que tout s'aggrava. Les Tutistes et les Voutistes entrèrent en guerre civile.

La lutte se propagea à l'ensemble du territoire et gagna rapidement toute la planète.

Devant cette histoire insensée, le Léopard japonais prit peur et, voulant fuir, sauta par-dessus les membres du Jury qui tentaient désespérément de trancher entre les Tu et les Vous.

 

Il sauta si bien que tous en furent muets d'admiration et voulurent aussitôt l'imiter.

 

Les juges sautèrent à leur tour, les spectateurs sautèrent à qui mieux mieux, et de fil en aiguille,le monde entier sauta.

 

*

* *

Il y eut un grand panache en forme de champignon.

 

Lorsqu'il se dispersa, ce fut un immense silence.

 

Longtemps après, quand la terre fut repeuplée, seule une petite main parlante qui avait survécu au désastre pu raconter cette lamentable histoire.

 

C'est comme cela que j'appris le destin surprenant de ce Léopard japonais qui aimait la musique et adorait le Canada Dry...

 

Journaliste, à l'époque, j'eus la malencontreuse idée d'en informer mes lecteurs. La nouvelle fit du bruit, ce qui déclencha en peu de temps une grande discussion à l'échelle internationale.

 

Déjà s'organisaient les partisans du TU contre les partisans du VOUS.

 

Devant ces menaces de violences, les Grandes Puissances réussirent à s'accorder pour décider que le TU et le VOUS auraient désormais la même valeur à la Bourse des Échanges, et que l'on parlât japonais avec la bouche ou le haïtien avec les mains ne devrait pas empêcher qu'on s'estime, qu'on se respecte et qu'on soit heureux.

 

Cette décision fit l'unanimité, jusqu'au jour où un raton laveur français eut l'idée de reprendre l'invention du Léopard japonais en l'appliquant aux pieds des poupées.

 

Les pieds parlants déclenchèrent à leur tour le drame...

 

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CES GENS QUI SAVENT TOUT

CES GENS QUI SAVENT TOUT

CES GENS

QUI

SAVENT TOUT !...

 

J'AI PERDU UNE LETTRE ! criait l'alphabet, à travers les rues du village.

 

L'instituteur faisait à ce moment-là un cours de grammaire. Il s'approcha, entendant ces cris de détresse, de la fenêtre qui donnait sur la place, et vit le boucher et la pharmacienne consolant l'alphabet en pleurs.

 

Le curé arriva à son tour essoufflé :

 

— Vous avez mal cherché! suggéra-t-il. Pourquoi voulez-vous que quelqu'un vous ait volé une petite lettre ? Vous êtes-vous bien compté ?

 

— Mais oui, se lamentait l'alphabet. Il me manque mon L. Je suis mutilé ! Je suis désespéré !

 

— Allons mon brave, rétorqua le boucher, il vous en reste vingt-cinq ! Ne faites pas tant d'histoire ! Ce n'est guère qu'une consonne après tout. On peut bien s'en passer !

 

Mais le Maire accourut à son tour. Préoccupé, il songeait que cela risquerait de poser de sérieux problèmes. Le mot LIBERTE par exemple ne pourrait plus être employé. ÉGALITE non plus. À quoi servirait dans ce cas FRATERNITE ? Dites-moi un peu !

 

On alla chercher le tambour, qui battit le rappel.

 

Bientôt toute la population se mit à chercher le « L ». Mais la nuit tomba sans aucun résultat.

 

Brusquement quelqu'un se rappela le poète.

 

On l'avait oublié.

 

Dans sa mansarde où il vivait en compagnie de ses rêves, il n'avait rien entendu de ce qui se passait au village et n'avait pas paru.

 

On se rendit chez lui. Que croyez-vous qu'il arriva ?

 

On retrouva le L au fond de l'encrier.

 

Il assura que c'était un oubli, une simple faute d'orthographe, vraiment une toute petite coquille...

 

Personne ne le crut. Il aimait trop les lettres celui-là !

 

On conseilla même à l'alphabet de lier ses consonnes aux voyelles, par prudence...

 

— Simple question de sécurité, souligna le pandore de service.

 

*

* *

 

Depuis ce jour, quelque chose a changé au pays. Les gens se sont mis à parler d'une drôle de manière, avec un accent presque chantant, comme s'ils avaient eu peur de perdre à leur tour une parcelle, voire une lettre de leur discours...

 

— C'est à cause du soleil ! affirment aujourd'hui avec suffisance, ces gens qui savent tout.

 

 

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VIVE LA FRANCE

VIVE LA FRANCE

VIVE

LA

FRANCE !

C'EST UN SPECTACLE à ne pas rater ! disait tout excité, à ses amis du village, le grand Cassagnade, en frottant l'une contre l'autre ses grosses mains calleuses d'ouvrier du bâtiment. Ah ! foutre non ! Il ne faut pas rater ce spectacle-là ! C'est à l'aube qu'il faut le voir, l'Obélisque de Louqsor, pointant ses hiéroglyphes sur le ciel de Paris !

 

C'était de grands artistes tout'd'même ! Ils savaient tailler la pierre ! Faut voir comme c'est pointu ! Faut voir comme c'est foutu ! Paraît que c'est du vrai Égyptien ! C'est tout un style ! Comme qui dirait style napoléonien, c'est plus connu !

 

Y'a plein d'Américains et même des Australiens qui viennent voir ça ! J'ai même vu des chinois, p't'être même qu'ils étaient japonais !

 

Y'a qu'les parigots qui s'y intéressent pas ! Mais tu sais bien qu'les parigots c'est pas des vrais français ! C'est tous des engliches ou bien des Portugais, ou encore des Arabes. Ah !... Ceux-là!... enfin!...

 

C'est pas chez eux qu'ils auraient l'occasion de voir des choses comme ça !

 

Ouais, mon vieux ! C'est quelque chose tu sais, l'Obélisque de Louqsor, à l'aube, dans Paris !.

 

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MAIS OÙ SONT NOS VINGT ANS D'ANTAN ?...

MAIS OÙ SONT NOS VINGT ANS D'ANTAN ?...

MAIS

OU SONT

MES VINGT ANS D'ANTAN ?

UN JOUR, t'en souvient-il, nous avions nos vingt ans.

 

Nous avions décidé, tu te rappelles ? de tout mettre en commun.

 

Que ce soit le fric, les frocs ou les godasses ! Que ce soit les filles, le boulot, les idées ! Tu t'en souviens, dis ?

 

Et puis un jour, on a tellement tout foutu en tas, nos vingt ans, nos espoirs, nos joies, nos réussites, notre merde aussi, qu'on n'a plus su quoi était à qui, qui était à quoi.

 

Mêmes les manifs, dis ! Tu te rappelles ? Tantôt c'était Nation-Bastille, tantôt Nastille-Bastion !

 

Et puis un jour, à force de mettre tout bout à bout, tout à tout nos vingt, que ça a fait quarante, et puis bientôt soixante !

 

Mince alors ! Si j'avais su !...

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LE TRAIN DE MIDI HUIT

LE TRAIN DE MIDI HUIT

LE TRAIN

DE

MIDI HUIT

 

IL ETAIT MINUIT moins le quart. Pourtant l'horloge sonna douze coups.

 

L'homme jeta un coup d'oeil à sa montre qui marquait, quant à elle, à peine onze heures.

 

Il n'eut pas l'air surpris, se souvenant à cette seconde s'être déjà rendu compte aux environs de midi, qu'elle ne fonctionnait plus.

 

Il était à ce moment-là, dans le hall de la gare du Nord, guettant l'express de Lille de douze heures huit, dont le panneau d'arrivée annonçait un retard de dix minutes.

 

Il attendait, par ce train, son frère, qu'il devait conduire sans délai à la gare Montparnasse où celui-ci devait prendre le rapide de douze heures quarante-cinq pour Rennes. Et c'est en voulant vérifier, compte tenu du retard de l'express de Lille, s'il disposait du temps nécessaire pour se rendre d'une gare à l'autre, qu'il s'aperçut que sa montre ne fonctionnait plus.

 

L'homme entra dans l'immeuble de la rue Boursault où il avait aménagé la veille en murmurant : "Demain, vers neuf heures, j'irai chez l'horloger".

 

Il pensa à cette minute qu'il lui faudrait se lever un quart d'heure plus tôt afin d'être juste à l'heure chez l'horloger pour ne pas être trop en retard à son bureau.

 

En se couchant il voulut régler son réveil matin. Mais celui-ci n'avait pu être remonté depuis l'avant-veille, à cause du déménagement.

 

Il eut un geste de contrariété quand il se rendit compte qu'il n'était pas question d'appeler l'horloge parlante, le téléphone n'ayant pas encore été raccordé.

 

Il pensa un instant à aller frapper chez la voisine. Mais demander l'heure à une telle heure !

 

Voilà donc notre homme sans heure !

 

Il s'endormit sans connaître le temps qu'il était.

 

Comme il n'avait plus d'heure pour se réveiller, il ne se réveilla plus !

 

*

* *

 

D'après le constat du médecin légiste, sa mort serait survenue aux environs de zéro heure. Heure de Paris, évidemment.

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L'AMIRAL

PORTUGUAIS

 

UN AMIRAL PORTUGUAIS qui avait des manières de hussard se vit demander un jour, par sa ravissante femme italienne, dans un Français impeccable :

 

— Mon cher, auriez-vous quelque menue monnaie ?

 

L'amiral ayant au préalable enfouit sa main dans sa poche lui lança une poignée de marks.

 

Elle saisit au vol un billet et, le tendant à sa bonne Espagnole, lui dit en un pur Anglais d'Oxford d'aller lui chercher le quotidien algérien EL MOUDJAHID.

 

La bonne Espagnole qui parlait espagnol mais qui comprenait parfaitement l'anglais, lui répondit pourtant, avec déférence, dans sa langue maternelle, qu'il lui faudrait traverser toute la ville pour se procurer ce journal, le seul kiosque ouvert à cette heure tardive étant situé à l'extrémité de Berlin.

 

Elle pria  sa maîtresse d'attendre le lendemain.

 

Il s'agissait en effet, pour plus de précision dans cette affaire de Berlin-Ouest.

 

L'amiral portugais venait d'y être nommé, depuis trois semaines environ, ambassadeur plénipotentiaire de son pays, en remplacement de feu son prédécesseur, exécuté un mois plus tôt par une organisation terroriste dont les membres, affirmait la police tchécoslovaque, étaient haïtiens, formés à l'école des "Tonton-Macoutes" milice du dictateur-président-à-vie Duvalier.

 

— Dans ce cas, rétorqua la grande dame à sa bonne Espagnole, ayez l'obligeance, outre EL MOUDJAHID, de m'acheter demain le NEW-YORK-HERALD-TRIBUNE.

 

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LE

CERISIER

EN FLEUR

 

GENTIL COQUELICOT mesdames, gentil coquelicot nouveau... chantonnait le vieillard en descendant dans son jardin pour y cueillir du romarin.

 

C'était l'époque où il n'existait pas encore cette forêt d'immeubles autour de Paris.

 

Il y avait des champs et de petits bouts de banlieues aux rues bien nettes où se groupaient des maisonnettes et des jardins sagement enclos. Il y avait de la couleur. Le linge séchait au-dehors et chacun s'interpellait par-dessus les rosiers.

 

Le vieillard avait un chat, botté d'un blanc immaculé à chacune de ses petites pattes. Celui-ci guettait un rossignol qui s'était mis à chanter dans un cerisier en fleur que le hasard sans doute avait fait pousser chez le voisin, Monsieur Seguin.

 

Et ce Monsieur Seguin avait bien du souci !  Sa chèvre Biquette refusait de sortir du trou qu'il avait creusé pour y mettre le fumier qu'il destinait à ses choux.

 

Il avait beau crier, ce pauvre Monsieur Seguin : "— Biquette ! Biquette ! Veux-tu sortir du trou ! "

 

Mais Biquette ne voulait pas lui obéir.

 

Il alla chercher un bâton... du feu... de l'eau... Mais Biquette s'obstinait. Elle était bien trop effrayée par le chien-loup de l'autre voisin qui n'arrêtait pas d'aboyer.

 

C'est alors que la petite-fille du vieillard qui connaissait bien ce chien-loup-là, lui porta un galette beurrée avec de la confiture de fraises.

 

Le chien-loup se calma, et Biquette sortit de ce trou-là.

 

Le vieillard qui avait interrompu sa cueillette de romarin pour contempler la scène, reprit son refrain  : "— Gentil coquelicot nouveau..."

 

Le rossignol se remit à chanter, et le chat à le guetter.

 

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VICTOIRE

ET

GASTON

 

LORSQUE VICTOIRE rencontra Gaston, il pleuvait.

 

Des ombres furtives glissaient sur les trottoirs en direction du métro Rome, le long des boutiques éteintes, rue des Batignolles.

 

De temps à autre, un couple blotti sous un parapluie passait à pas rapides.

 

L'horloge de l'église tinta les deux heures de cette nuit maussade lorsqu'un taxi hésitant, longeant le square, Place Félix Lobligeois, s'engagea dans la rue Boursault et s’arrêta devant un immeuble d'apparence cossue, autant qu'on pouvait en juger dans la pénombre et au travers de cette pluie frissonnante.

 

La portière arrière de la voiture s'ouvrit. Un homme descendit. Il portait un chapeau de toile qu'il rajusta sur son chef. Il remonta le col de son manteau, vérifia sa monnaie puis, les mains dans les poches s'engouffra sous le porche.

 

 

*

* *

 

Victoire se tenait immobile dans l'entrée, tout près de l'escalier. Gaston,   à quelques pas de là,   près de la porte où se lisait en lettres rouges sur une plaque blanche : "Concierge", ne quittait pas Victoire du regard.

 

L'homme passa devant eux, sans même les apercevoir, tant il semblait préoccupé, presque tendu.

 

Victoire parut inquiète.

 

L'homme frotta ses pieds sur l'immense paillasson du hall et se dirigea vers l'ascenseur.

 

Il appuya sur le bouton d'appel.

 

Victoire n'avait pas bougé d'un poil. Elle était sur ses gardes.

 

Imperceptiblement Gaston semblait glisser vers elle.

 

Le déclic sec de l'ascenseur arrivant fit frissonner Victoire.

 

L'homme pénétra dans la cage et la porte aussitôt refermée, il actionna l'appareil. Le ronronnement sourd du moteur emplit quelques secondes le vestibule. L'ascenseur s'arrêta au troisième étage. On entendit la porte s'ouvrir et se refermer. Il y eut un nouveau déclic et le moteur recommença à ronronner.

 

Victoire perçut nettement le bruit d'une clef dans une serrure.

 

Gaston, millimètre par millimètre, se rapprochait de Victoire.

 

Elle parut en plein désarroi ! Ses grands yeux aux paillettes d'or s'emplirent d'effroi lorsque Gaston lui sauta dessus.

 

*

* *

 

Un miaulement déchirant inonda le hall et Victoire, le poil hérissé roula comme une boule,   toutes griffes dehors... En un éclair elle disparut dans l'escalier...

 

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LES CINQ LETTRES D'ANDRÉ

LES CINQ LETTRES D'ANDRÉ

LES CINQ

LETTRES

D'ANDRE

 

UN MILLION - quatre-vingt-douze-mille-trois-cent-vingt- sept ! Merde ! C'est impair ! Mais ça ne fait rien ! C'est comme ça ! C'est comme le tiercé ! C'est le destin !

 

André enclicqueta donc son million-quatre-vingt-douze-mille-trois-cent-vingt-septième boulon. Vérifia le serrage, et la chaîne, inexorable, emporta la voiture en cours de construction.

 

Il jeta un regard ému à ce dernier boulon qui irait finir un jour à la casse. Le dernier en quarante ans de vie professionnelle !

 

Il caressa des yeux l'atelier gigantesque, respira profondément cette odeur métallique et huileuse qui l'avait imprégné depuis l'âge de vingt ans. Il s'essuya les mains dans un chiffon graisseux, se cala une gauloise entre les lèvres. Puis sans un mot se dirigea vers le vestiaire, se mêlant à la cohorte de ses compagnons, tandis que la sirène de l'usine annonçait la fin de la journée de travail.

 

La dernière en ce qui le concernait !

 

Arrivé au vestiaire il ouvrit le cadenas de son placard. C'était un cadenas à combinaison de cinq lettres ! Cinq lettres !

 

Il songea avec nostalgie qu'il ne servirait plus...

 

Au départ, quand il avait été embauché, il avait choisi L U C I E comme code. Elle était si jolie. Il l'avait rencontrée dans un café, place Nationale, à Billancourt... À son grand désespoir, cela n'avait pas marché entre eux.

 

— Mais la vie, c'est la vie...  se répétait-il souvent,      pour se donner du courage...

 

À trente-trois ans, il avait épousé Marie... M A R I E ! Évidemment il choisit son nom. C'était cinq lettres ! Autant que L U C I E !  Ça collait tout juste !

 

Divorcé sept ans plus tard, il s'était mis à vivre avec Josette.

 

J O S E T T E ! Là ça n'allait pas du tout ! Elle n'entrait pas dans le cadenas !  Merde alors!... Il utilisa donc le mot de Cambronne. Tout naturellement, tel qu' il avait jailli devant la constatation qu'il venait de faire de l'impossibilité d'utiliser le prénom de son nouvel amour... Et puis, merde aussi à cette "taule", merde au contremaître et au patron ! Merde à cette chienne de vie, à la fatigue, à la lassitude, aux huiles et à l'essence qui ont fait de ses mains des battoirs inaptes à caresser sa femme ! Merde surtout aux boulons ! Aux kilomètres de boulons qui ont réduit ses doigts en outils à- saisir aux cadences de la chaîne !...

 

Mais aujourd'hui, une espèce de tendresse lui pinçait le coeur pour  ce dernier boulon. Boulon de merde pourtant !

 

— Je suis libre ! Déboulonné !

 

Il était surtout déboussolé en quittant l'usine pour la dernière fois.

 

Il quitta son placard, enfouit son cadenas dans sa poche avec tant d'attention qu'on aurait cru qu'il s'agissait d'un objet de prix. Il l'était en tout cas pour lui ! À l'observer, on était sûr que c'était au moins le plus fidèle de ses souvenirs.

 

André se demanda une seconde s'il ne devait pas changer la combinaison — même si le cadenas ne devait plus resservir.

 

— À cause de Josette qui n'aimait pas les grossièretés...

 

...Il hésita...

 

*

* *

 

Quand il eut remonté l'escalier de son HLM, au Chaperon Vert, à Arcueil, au troisième étage sans ascenseur, escalier 28, il s'arrêta pour souffler.

 

Sa femme vint lui ouvrir.

 

— André, tu tombes bien ! La machine à laver est en panne. Tiens, j'ai trouvé ce boulon juste à côté...

 

-— Merde ! se dit André, je n'en sortirai jamais !...

 

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LE "LOUBARD"

ET

L'AGNEAU

 

UN AGNEAU SE DESALTERAIT dans le courant d'une onde pure, tandis que son berger, à quelques pas de là, somnolait, sous un saule pleureur, écoutant à demi la Rhapsodie-in-blue qui coulait en douceur de sa radiocassette.

 

Un promeneur survint qui cherchait aventure, espérant qu'auprès de l'agneau, il découvrirait une bergère.

 

— Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ? Où donc est ta maîtresse ?

 

— Je n'en ai point, répondit l'innocente créature. Mais par contre, mon maître est là, tout auprès, à l'ombre de cet arbre.

 

Adieu bergère, flirt et volupté ! Le "loubard" dépité s'éloigna en longeant la fontaine, songeant que prudence est mère de sûreté...

 

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PIERRETTE ET LES POTAUX LAIDS

PIERRETTE ET LES POTAUX LAIDS

PIERRETTE

ET

LES POTEAUX LAIDS

 

 

CE MATIN-LA, elle allait à grands pas. Tee-shirt, blue-jeans et souliers plats.

Elle rentrait de la "boum" où elle avait twisté toute la nuit.

 

Étant donné que sa situation dans la vie était stable, vu qu'elle avait passé avec succès un "BTS de transformation des matière plastique" au Lycée d'Oyonnax, elle ne rêvait donc pas à d'inutiles chimères, sachant très bien que son poste de "prof" au Lycée technique de Gennevilliers était une véritable sinécure.

 

Elle pensait simplement en bonne spécialiste qu'elle était devenue, que le transport de l'électricité et des commu-nications téléphoniques au moyen de câbles et de poteaux métalliques ou en béton compressé défigurait le paysage.

 

Elle se mit à concevoir, tout en marchant, des formes plus agréables à regarder, qui, tout en gardant leur efficacité, apporteraient au décor quelque chose de beau. Elle songeait à l'utilisation du polyester armé de fibres de verre, ou encore à celle du polymachinchose de carbonate ou autres composants synthétiques.

 

Et c'est ainsi qu'un jour, Pierrette du "bahut" de Gennevilliers, se retrouva grand manitou au ministère de l'Environnement, créant des formes nouvelles pour les cités futures, découvrant des poteaux roses et brisant les poteaux laids...

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JEUX DE TÊTE

JEUX DE TÊTE

JEUX

DE

TETE

 

CETTE FOIS il avait tout perdu. Et c'est en titubant qu'il quitta le casino en longeant la corniche.

 

De là, on pouvait apercevoir la mer et les lumières du port...

 

*

* *

 

Ce soir-là il avait joué des sommes énormes sans jamais obtenir le moindre gain.

 

Ses usines, ses propriétés, tout s'étaient envolées.

 

Il lui restait encore son fabuleux coupé sport qu'il avait spécialement fait venir d'Italie. Il s'acharna et le joua. La malchance continua, il dut le livrer.

 

Il hésita un moment, puis d'un coup, bousculant un groupe, il s'approcha d'une table et râla :

 

— Je joue mon âme !

 

Il y eut un silence. Le croupier interrogea du regard les joueurs surpris, massés autour de lui. Un frisson parcourut l'assistance.

 

— Numéro et case ? interrogea le croupier.

 

-— Le treize noir, articula l'individu, à mi-voix.

 

— Posez votre mise... Rien ne va plus....

 

La roulette fut lancée. Tout le monde attendait, retenant son souffle.

 

— Seize rouge et impair, annonça la voix monocorde...

 

*

* *

 

Le code d'honneur du casino l'avait obligé, séance tenante à se défaire de son âme. Il dut abandonner jusqu'aux plus petits sentiments, jusqu'à la moindre émotion...

 

C'est en titubant qu'il quitta le casino en longeant la corniche.

 

De là, on pouvait apercevoir la mer et les lumières du port...

 

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LE DÉLUGE

LE DÉLUGE

LE

DELUGE

 

LE CREATEUR se fit une voix superbe pour annoncer au Monde qu'il venait de le créer.

 

Et comme il voulait qu'on l'entende, il inventa les hommes.

 

Puis, il inventa les femmes pour écouter les hommes.

 

Les femmes qui voulaient être elles aussi, écoutées, inventèrent les enfants. Et ceux-ci n'eurent plus, dans l'ordre de la Création que la solution de parler aux animaux.

 

Cependant, Dieu avait oublié de leur donner la parole. Et comme ils ne parlaient jamais, les hommes qui se considéraient comme nettement supérieurs à toutes les autres créatures les appelèrent "bêtes".

 

Bête comme un âne, disait-on. Bête encore comme une oie ou comme une dinde.

 

Et les pauvres créatures écoutaient sans pouvoir répliquer.

 

Elles regardaient tristement les humains qui parlaient et qui parlaient tellement, que le Créateur ne parvenait plus à se faire entendre.

 

Alors Dieu qui avait créé les hommes à son image et qui était comme eux, très imbu de sa personne, se fâcha et, pour punir cette humanité bavarde, il inventa le déluge.

 

Tout le monde fut noyé.

 

Hormis Noé, qui survécut.

 

Quand la Terre fut repeuplée, les hommes recommencèrent à parler, à parler sans jamais plus s'arrêter.

 

Ils inventèrent le téléphone et même la télévision pour parler davantage.

 

Ils faisaient un tel brouhaha que Dieu qui n'arrivait toujours pas à se faire entendre, décida de se venger à nouveau.

 

Il fit tomber une pluie de paroles, de discours, de débats. Un déluge de déclarations et de phrases qui n'en finissent plus commença à recouvrir  la planète.

 

*

* *

 

Il pleut sur la ville. Il pleut sur mon coeur. Il pleure sur le Monde...

 

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LE JUGE

DE

ROUEN

 

 

 

 

C'EST EN S'EVEILLANT et en s'étirant qu'il se rendit compte que sa main n'était plus la sienne.

 

Il mit quelques secondes à réaliser que ses doigts étaient plus longs. Que l'attache de son pouce n'était pas pareille et  que son poignet était velu.

 

Surpris, il regarda attentivement la paume. Une mince cicatrice la zébrait tout au long.

 

Précipitamment il porta son autre main sur celle dont il venait de découvrir qu'elle n'était plus la sienne. Il poussa un cri en constatant qu'elle aussi lui était inconnu !

 

À l’instant où il venait de crier, il réalisa avec effroi que sa voix était celle d'un autre ! Pourtant il voyait toujours pareil et réfléchissait tout autant.

 

La peur le paralysa. Il craignait de regarder le reste de son corps et se mit à trembler.

 

— Je rêve ! Je fais  sans doute un abominable cauchemar !

 

Il se frotta les yeux. Un frisson le parcourut au contact de cette main étrangère sur le visage. Mais ce qui le terrorisa davantage fut de sentir qu'il n'avait plus son imposante barbe noire.

 

La panique le gagna.

 

Il bondit du lit et se précipita dans la salle de bain.

 

Le miroir lui renvoya le visage de l'homme qu'il avait fait condamner la veille aux Assises de Rouen.

 

*

* *

 

Lorsque la police pénétra dans l'appartement, on trouva le juge mort entre la baignoire et le lavabo.

 

— Terrassé, par une crise cardiaque, conclut le médecin légiste qui était de ses amis.

 

Mais ce qui étonna ce dernier, c'est que le juge ait eu le temps de se raser parfaitement, ce qui lui donnait un aspect complètement différent.

 

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HONNI SOIT

QUI MAL

Y PENSE

 

LE PETIT CUBE dit un jour au grand cube :

— Sais-tu qu'en tout point nous sommes presque semblables ? J'ai six faces comme toi et vingt-quatre angles aussi droits que les tiens. Pareillement j'ai les mêmes parallèles.

 

— C'est vrai, répondit le grand cube. Cependant, par ma taille, on me dit supérieur à toi.

 

— Nenni, répliqua le petit cube. De nous deux c'est moi le plus commode et le moins encombrant, je peux être rangé sans gêner d'aucune sorte.

 

— Arrête ton discours, Petit Cube. Tu m'agaces à la fin. Quelle querelle cherches-tu ? Je sais parfaitement qu'on a souvent besoin d'un plus petit que soi, mais je peux t'assurer qu'on a tout autant besoin d'un grand cube comme moi. Cesse d'être jaloux. Sois ravi d'être cube, c'est un rôle important. Il s'agit d'être cube et de s'en trouver bien. J'en suis même assez fier et n'en veux point aux ronds.  Quel triangle t'est passé par la tête ?

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HISTOIRE

BLEUE

 

IL ETAIT UNE FOIS un petit bonhomme tout bleu qui vivait au pays des nuages où le ciel était toujours couleur d'azur.

 

Il était entièrement bleu. Bleu des pieds à la tête. Bleus ses yeux, ses cheveux et même ses rêves! De ce bleu délicat qu'on rencontre quelquefois en juillet, dans les nuées, en Provence, ou encore, plus souvent, au-dessus du plateau de Furcy, dans les montagnes d'Haïti.

 

Ce soir-là, une invincible envie de dormir s'était emparée de lui.

 

Ses paupières étaient lourdes et ses membres engourdis. Il se glissa dans son lit entre ses draps tout bleus, bleus comme tout ce qui était autour de lui. Bleu tendre et persistant qui émanait de tous les objets, même des murs et jusqu'aux moindres lames du parquet.

 

Il posa sa petit tête toute bleue sur son oreiller bleu et, de sa main fine aux doigts irréellement bleus, il éteignit la lumière, elle aussi étrangement bleue.

 

Il commençait à peine à sommeiller que des coups redoublés résonnèrent avec insistance à sa porte.

 

À tâtons, il alla ouvrir et se trouva en présence d'une petite femme toute rouge.

 

Surpris l'un et l'autre ils se dévisagèrent un instant.

 

— Excusez-moi, murmura-t-elle, je me suis trompée d'histoire...

 

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DE FIL EN AIGUILLE

DE FIL EN AIGUILLE

DE FIL

EN

AIGUILLE

 

LA POULE AUX YEUX D'OR fit un  œuf.

 

Le poussin devint poule qui refit un autre œuf.

 

Et ainsi de suite jusqu'à l'arrivée des géants qui peuplèrent un jour le monde.

 

*

* *

 

— Qui a créé le premier œuf ? demanda le plus grand des géants.

 

— Cest la première poule, lui répondit-on.

 

— Qui a créé la première poule ? interrogea le second géant.

 

— Cest évidemment le premier œuf !

 

— Mais qui donc a créé la poule aux yeux d'or ?

 

— C'était sans doute le premier œuf en or !

 

— Pas du tout, répondit le plus vieil habitant, ce n'était qu'un poète. Et c'est avec une plume, une plume d'oie s'il vous plaît. Et cette oie avait un regard aussi beau que celui d'un enfant.

 

— Ah bien ! dit le géant. Et il goba son œuf...

 

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CONTE À DORMIR DEBOUT

CONTE À DORMIR DEBOUT

CONTE A

DORMIR... DEBOUT !

 

IL AVAIT ENFIN TROUVE !

 

— Eurêka ! s'écria-t-il, comme tout grand savant conscient d'avoir fait une importante découverte !

 

Enfilant sa combinaison anti-radiation, il se précipita hors de son laboratoire. Il traversa l'avenue étrangement vide et se rendit directement au siège de l' "INTERNATIONAL SLEEPING OFFICE".

 

C'était un immense bâtiment d'une vingtaine d'étages, flanqué sur sa gauche d'une tour monumentale dominant la ville.

 

Il pénétra dans le hall gigantesque et, après avoir présenté son badge au contrôle automatique, il s'engouffra dans l'A.G.V. (Ascenseur à Grande Vitesse) qui le propulsa en quelques secondes au dix-septième étage.

 

Là, nouveau contrôle : il fut aussitôt dirigé par un huissier-robot vers le bureau du Directeur Général du département "RECHERCHES ET DECOUVERTES".

 

Bill Karon en personne le reçut. C'était le grand patron de tout le secteur. Ils se connaissaient depuis leur adolescence, ayant fait leurs études ensemble.

 

L'accueil fut simple et chaleureux.

 

— Alors, tu as trouvé ?

 

— Oui, cette fois je tiens notre affaire. Nous allons pouvoir maintenir éveillée, dans les six mois à venir, au moins la moitié de la population, comme autrefois ! Debout et active seize heures par jour, tu te rends compte ! Au lieu des huit heures que nous obtenons actuellement si péniblement ! Nous allons pouvoir doubler la production mondiale !... La seule difficulté sera de pouvoir fabriquer suffisamment de doses. Je me heurte actuellement à des problèmes de lenteur inhérents à l'émulsion des produits dont la préparation demande d'infinies précautions... Mais il demeure une autre grande préoccupation : compenser la réduction des heures de sommeil par davantage d'activités. Il faudra beaucoup plus de nourriture et encore plus de loisirs. Y sommes-nous seulement préparés ?... Mais là, tu en conviendras Bill, ce n'est plus notre domaine. Le gouvernement prendra ses responsabilités !

 

 

*

* *

 

Voilà dix ans déjà que s'était achevée la dernière guerre mondiale. Elle avait éclaté à la suite de l'affaire de l'île de Grenade. Et l'humanité, à la suite d'affrontements titanesques, connaissait une immense crise de lassitude.

 

Le milliard d'habitants rescapés des hostilités passaient le plus clair de son temps à dormir.

 

Le gouvernement central qui réglait désormais le sort de toute la Planète ne savait plus quelle mesure prendre pour sortir les peuples de cette immense torpeur.

 

Il avait décidé la création d'un "OFFICE INTERNATIONAL DE LUTTE CONTRE LE SOMMEIL" et avait appelé tous les chercheurs à participer au gigantesque effort anti-léthargique.

 

Elliot W. Life s'était acharné, huit heures par jour, à mettre au point un stimulant qui permettrait de rétablir la période de repos à son rythme d'avant-guerre.

 

Il exultait ! Il y était enfin parvenu !

 

— Nous allons arroser ça ! déclara Bill Karon.

 

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PAS SÉRIEUX S'ABSTENIR

PAS SÉRIEUX S'ABSTENIR

"PAS SERIEUX

S'ABSTENIR"...

 

CE MATIN-LA,   Paris ruisselait de lumière. C’étaient les tout premiers moments d'une semaine toute neuve.

 

La foule des banlieusards coulait, Porte d'Orléans. Les autobus déversaient leur pleine cargaison de voyageurs, d'hommes rasés de frais, de femmes en fleurs...

 

Ernest s'arrêta au café pour y prendre son petit-déjeuner.

 

Chef de rayon à la Sama-Ritaine, il ne commençait son travail qu'à neuf heures. Il avait le temps. Il habitait Montrouge et, comme il était célibataire, il préférait arriver en avance pour déguster un "petit noir" et lire son journal sans se presser.

 

Il n'était pas particulièrement friand de nouvelles, mais c'était un passionné du Tour de France. Il ne voulait à aucun prix rater les péripéties de cette grande compétition. Mais une fois fixé sur ces héros cyclistes, une fois examiné attentivement la photographie de l' "échappée" qui avait dominé l'étape de la veille, il plongeait littéralement dans la rubrique des petites annonces où il adorait lire toutes ces propositions d' "offres d'emplois", d' "occasions à ne pas rater", d' "échanges" quelquefois  incroyables : "échangerais 4 CV Renault 1976 bon état, contre  Cadillac  même  sans moteur et sans roues"... " Offre Piano Pleyel demi-queue comme neuf, contre guitare électrique ou trombone à coulisse"...

 

Mais ce lundi matin-là, ce qu'il venait de lire le laissait bouche bée :

 

"ECHANGERAIS MA VIE CONTRE LA VOTRE, PAS SERIEUX  S'ABSTENIR. ECRIRE AU N° F 12.309".

 

*

* *

 

Il y pensa tout le jour. Se demandant quelle pouvait bien être la vie de celui dont il avait lu qu'il voulait l'échanger contre une autre.

 

Comment décrire son étonnement, lorsque le lendemain, il constata que le N° F 12.309 avait récidivé sa proposition !

 

Le mercredi, l'offre était encore maintenue !

 

*

* *

 

Jeudi matin, en descendant du bus, il essayait toujours de comprendre ce qui pouvait pousser ce mystérieux personnage à s'obstiner à vouloir échanger sa vie contre celle de quelqu'un d'autre. Il acheta le journal et, avant même d'aller au café, avant même de regarder le classement de l'étape du Tour de France, il le déplia et presque aussitôt poussa un cri !

 

Non seulement l'annonce était encore à sa place, mais cette fois, son propre nom figurait au début de la phrase :

 

"ERNEST, ECHANGERAIS MA VIE CONTRE LA TIENNE..."

 

Il s'était arrêté net. Il se frotta les yeux. Médusé, il se mit à regarder autour de lui, examinant les passants. Mais, ceux-ci, indifférents, se pressaient comme d'habitude vers le métro.

 

Ernest était inquiet. Il sentait monter en lui un vent de panique. Il eut une folle envie de courir vers un des agents qui réglaient la circulation pour lui demander protection... Il se mit à avancer, hagard, faisant de brusques écarts pour éviter même d'être frôlé.

 

Il se retrouva à une station de taxis et, sans réfléchir davantage, sauta dans une voiture, donnant précipitamment son adresse au chauffeur.

 

Lorsqu'il pénétra dans son studio de célibataire, avenue de la république, à Montrouge, il mit le verrou, vérifia rapidement tous les recoins : la kichenette, la salle de bain, et même sous le lit. Puis il s'effondra dans son unique fauteuil.

 

La peur l'habitait.

 

— Ma vie contre la sienne ? murmura-t-il. Mais qu'est-ce qu'elle a ma vie ?

 

Il travaillait cinq jours par semaine. Il prenait ses repas au "self" du Comité d'Entreprise. Le soir, il rentrait directement chez lui, sans s'attarder nulle part. Il allumait le poste de télévision et regardait n'importe quelle émission. Le samedi matin, invariablement, il déjeunait au restaurant du supermarché proche de son domicile, puis partait flâner dans Paris. Il lui arrivait d'entrer dans une salle de cinéma et de voir un film, au hasard. Il n'avait pas d'ami, ne s'intéressait à rien de bien précis, sauf aux récits que faisait le journal à propos des champions du Tour de France.

 

Il venait d'avoir trente-deux ans, et ses collègues intrigués par son comportement solitaire et secret se demandaient s'il avait jamais eu une femme dans sa vie. On ne lui connaissait aucune aventure de ce type, et les hommes n'avaient pas l'air de l'intéresser davantage. Un moment, certains de ses collègues  crurent qu'il fréquentait discrètement une jeune vendeuse de son rayon, car ils l'avaient aperçu en sa compagnie, à plusieurs reprises, assis à la même table du "self", et deux soirs de suite, après le travail, ils s'étaient dirigés ensemble vers le métro.

 

Mais Josette, qui s'était de toute évidence intéressée à lui,   s'aperçut très vite qu'il ne recherchait pas particulièrement sa compagnie, étant tout au plus courtois.

 

Ernest, fils unique, avait perdu ses parents à vingt ans. Ceux-ci étaient eux aussi enfants uniques, et, de surcroît, orphelins. Ernest se considérait donc comme seul et sans doute sans aucune famille !

 

*

* *

 

— Ma vie ?... Mais pourquoi veut-il ma vie ?...

 

Ernest s'aperçut qu'il était déjà dix heures et décida d'appeler le magasin pour s'excuser de son absence. C'est alors que le téléphone sonna :

 

— Allo, Ernest ?...

 

— ... ? ...Oui...

 

— Que vous est-il arrivé mon vieux ? On vient de m'avertir que vous n'étiez pas au rayon. Vous n'êtes pas malade au moins ?...

 

Il reconnut la voix de son directeur.

 

— Eh bien... Non, Monsieur le Directeur... J'allais justement vous appeler...

 

— Comment rien ? ... Que se passe-t-il ?

 

— C'est-à-dire que... j'ai... je vous expliquerai de vive voix. Je serai là à midi...

 

La voix du Directeur ne semblait nullement courroucée. Ernest était un employé modèle.

 

— A tout à l'heure, Ernest...

 

*

* *

 

Lorsqu'il pénétra dans le bureau de son chef, Ernest ne savait plus par quel bout il allait raconter son étrange histoire. Il tenait à la main l'exemplaire du fameux journal qui avait tout déclenché et il se disait qu'il allait commencer par montrer cette incroyable annonce. Cela l'aiderait à expliquer sa conduite.

 

Le Directeur était un homme de grande taille. Il accueillit Ernest en dépliant son mètre quatre-vingt-dix, lui tendant une main affable.

 

— Bonjour Monsieur, murmura Ernest, toujours impressionné  à chaque fois qu'il devait rencontrer son patron. Et d'une traite, il raconta ce qui lui était arrivé.

 

Le Directeur l'écouta sans l'interrompre.

 

Lorsqu'il eut terminé, il s'établit une espèce de silence.

 

Ernest, à ce moment-là, se rendit compte qu'il  avait oublié de montrer l'annonce du journal, mais il n'en eut pas le temps car le Directeur se mit à parler :

 

— Vous savez mon cher Ernest, je vais vous étonner, mais je comprends parfaitement votre annonceur. J'en ferais tout autant. Vous m'avez dit comment votre vie était terne, mais savez-vous combien la mienne est, d'une autre façon, aussi peu enviable que la vôtre ! Je passe tous mes week-ends à étudier les dossiers  du magasin à la maison ! C'est finalement le bagne ! Jamais un jour de repos ! Si vous étiez à ma place, vous comprendriez aisément ! Et puis, j'ai une femme jalouse comme un tigre qui s'imagine que je m'envoie toute les vendeuses de la Sama ! Un vrai dragon ! Dépensière avec ça ! Étouffante ! Quant à mes enfants : une fille qui se drogue ! Un fils à la limite de la délinquance ! Mes beaux-parents se saoulent ! Les miens sont divorcés ! Mon frère est un joueur taré ! Actuellement il est en taule pour faux et usage de faux ! Vous voyez, mon cher Ernest, j'échangerais volontiers ma vie contre la vôtre ! Sans hésiter !... Heureux homme, va ! Célibataire ! Pas d'emmerdements familiaux ! Bien noté dans votre emploi!... Je me suis laissé dire que la petite Josette et vous... Hein ?... Allez, mon vieux, croyez-moi, vous êtes un homme chanceux!... Reprenez votre service. Vous nous avez manqué ce matin !...Et il reconduisit Ernest à la porte du bureau.

 

*

* *

 

Une fois seul, Ernest se rendit compte qu'il avait oublié de lui montrer le journal. Il le déplia et chercha l'annonce, prêt à entrer à nouveau dans le bureau pour exhiber la preuve de ses ennuis. Il vérifia d'un coup d'oeil. Mais le texte disait simplement : 

 

"ÉCHANGERAIS MA VIE CONTRE LA VOTRE. PAS SERIEUX, S'ABSTENIR..."

 

Il n'y avait plus son nom !

 

— Mince, se dit-il, j'ai pris l'exemplaire de la veille !

 

Il regarda la date. Mais non, il ne s'était pas trompé ! Nous étions bien jeudi !

 

— Comment ai-je pu croire avoir lu mon nom ce matin, Porte d'Orléans ? songea-t-il.

 

Il se demanda une seconde si l'annonceur n'était pas son autre lui. Un autre qui aurait voulu le rendre heureux. Un envers possible de lui-même...

 

Alors d'un coup, il décida de changer sa vie contre la sienne.

 

Le soir même il invitait Josette à dîner...

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                                    FIN

 

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